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frin à jouir ; Renaudin à manger »[1]. Ailleurs, M. Barrès les classe en actifs et passifs. Sturel, Saint-Phlin, Mouchefrin « flottent au fil de l’eau sans réagir ». Racadot, Rœmerspacher, Suret-Lefort sont des réalistes, avec « de la volonté, et, dans les détails, une méthode ». En réalité, il y a le côté blanc et le côté noir. D’une part, ceux que leurs pères ont procréés avec un capital, de l’argent où ils pourront puiser leur substance et leur surface sociales, et qui vivent une vie moitié réussie, moitié manquée : Sturel, Rœmerspacbei, Saint-Phlin, Suret-Lefort ; d’autre part, ceux qui n’ont pas d’argent, et qui sans être foncièrement plus mauvais que les autres, roulent à l’échafaud ou au ruisseau. Les quatre fils de famille aisée peuvent se donner le luxe de vivre honnêtement, au sens de la comtesse de Pimbesche :

Je n’en vivrai, monsieur, que trop honnêtement.

« Sturel et Saint-Phlin, avec les différences de caste, sont jusqu’à cette heure des Mouchefrin, en ce sens qu’ils flottent au fil de l’eau, sans réagir. Il faut l’avouer, Racadot leur est supérieur ; réaliste, il ressemble plutôt à Rœmerspacher… Heureusement, Sturel, avec ses tantes, sa vieille maison de Neufchâteau, Saint-Phlin, fils de la terre de Saint-Phlin, s’appuient sur des familles raisonnables, qui ont constitué un capital… Peut-être, un peu vaincus, deviendront-ils, sur le tard, des éléments sociaux très passables. Mais un garçon sans le sou n’est pas dans la vie comme dans un beau cirque, à tournoyer et à faire jeu de son activité. Il doit l’employer à se nourrir, Racadot et Mouchefrin en sont incapables. Ils ne savent pas un métier déterminé, et ils n’ont pas le bon sens de renoncer aux rêves de domination que suggère à ses meilleurs élèves l’Université[2]. »

On reconnaît là l’ordre de thèses familier à M. Paul Bourget, et né en partie de réflexions sur Taine. Les sept Lorrains sont des individus à qui l’éducation universitaire a donné le goût de la domination sans les encadrer dans une société, dans un ordre qui en les dominant eux-mêmes les eût aidés à dominer. « L’homme soutenu, soit par les bureaux, soit par une des deux églises de la révélation et de la science, soit par la terre, soit par l’argent de banque et d’industrie, soit par les associations ouvrières, c’est une puissance[3]. » Or, nos Lorrains sont à peu

  1. Les Déracinés, p. 234.
  2. Id., p. 146.
  3. Id., p. 238.