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de chef, soit désigné pour ses succès dans des examens de géographie et de mathématiques. Évidemment nos officiers de 1870, qui n’avaient jamais vu de carte d’état-major avant d’en trouver dans la poche de l’officier prussien qu’ils avaient abattu d’un coup de sabre, ne tombaient pas sous ce reproche. Mais enfin il est certain que l’armée aussi a ses Bouteiller. Toute l’œuvre antérieure de M. Barrès, le franc, complexe et progressif exposé de sa nature, de ses amitiés et de ses antipathies, conduisaient donc fort logiquement aux Déracinés.

L’André Maltère de l’Ennemi des Lois est une de ces « intelligences aussi pleinement affranchies des préventions de la misère que des préjugés de l’école de droit ou de l’école polytechnique[1] » Préventions de la misère et préjugés d’école sont les deux périls qui, pour M. Barrès, guettent les bacheliers selon qu’ils sont pauvres ou riches. Mais enfin il n’y a pas de société sans certaines préventions de la misère qui donnent une conscience à ses classes, à ses ordres, ni surtout sans des préjugés professionnels qui sont généralement nécessaires au bon exercice des professions. Les professions qui excluent le spécialisme sont celles-là même où sont entraînés les déracinée : celle de l’avocat et celle de l’homme de lettres, entre lesquelles flotte le genre mixte du journalisme. La prépondérance de ces trois états n’est-elle pas dans un pays plus dangereuse que celle du spécialiste, du technicien ?

Bien que sur sept destinées il y en ait au moins trois réussies (celles de Rœmerspacher, de Saint-Phlin, de Suret-Lefort), les Déracinés sont le roman d’un échec, d’un malaise. La France dissociée et décérébrée, telle que la lecture de Taine et l’expérience de la vie l’ont révélée à M. Barrès, appartient à son église militante et même à son église souffrante. L’église triomphante par rapport à laquelle elle est conçue, s’exprimerait assez bien dans ces lignes : « Pour chaque individu, la vérité c’est son innéité jouant avec aisance dans une discipline collective[2]. » Au souterrain enchevêtré et comprimé des Déracinés, s’oppose la flèche, aérienne et baignée dans le bleu, des Amitiés Françaises, leur contre-partie ou, mieux, leur conclusion. Évidemment, on ne saurait reprocher à M. Barrès de n’avoir pas écrit quoi que ce soit d’autre que le livre délicieux des Amitiés, ni élu pour grouper autour de lui ces amitiés de la nature et de l’histoire un autre héros que le jeune Philippe. On me permettra cependant de regretter, d’un

  1. L’Ennemi des Lois, p. 7.
  2. Scènes et Doctrines, p. 190.