Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/210

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vie ardente qui aura pris le pli d’être opprimée, exaspérée en vie intérieure. Ses passions en recevront plus de feu sombre, de mélancolie, de romantisme. Il lui faudra, pour se sentir vivre, des occasions de froissement, de fièvre, de désillusion. « Parmi les causes qui ont le plus aidé à sa formation, l’une des plus importantes est l’action continue des femmes. Sturel n’a que faire de ces amples loisirs dans lesquels une nature virile saurait se développer : il lui faut des soucis et une tâche qui pèse sur sa vie comme pèserait un maître[1]. » Il lui faut comme à tous les voluptueux inquiets cette nouveauté et cette intensité du moment présent, qu’il estime terne et perdu pour la vie vraie s’il n’est armé d’une pointe aiguë et s’il n’est lourd aux sens comme un fruit à la main.

« C’est un jouisseur délicat que M. Sturel », dit avec un ricanement envieux le nain Mouchefrin. C’est exact. Dans l’Appel au Soldat, le mot « jouir » à propos de Sturel revient plus de cent fois. Qu’il s’agisse d’amour, de politique, d’intelligence, c’est par un âpre plaisir qu’il prend contact avec la vie. Toutes les fois qu’il comprend quelque chose, qu’un jour lui est ouvert sur une idée générale, il « jouit », il « s’enivre » et cela est « magnifique ». On songe aux deux mots que les femmes passionnées appliquent à tout : « J’adore » et « j’ai horreur » et qui figurent une raison dernière à laquelle on serait mal venu d’opposer un argument. Sturel est l’homme qui comprend avec ses nerfs, qui jouit d’une vérité au lieu de la peser et de la penser.

« Un nerveux à la recherche de son bonheur[2]. » « C’est, au net, un débauché[3]. » Une vie ainsi vouée aux plaisirs, appelle, exige presque ceux d’un cœur mélancolique, les sombres et les lourds. « Sa volupté la plus fine, dans le secret de son cœur, semble être de gâcher un bonheur ; il y trouve une façon d’âpreté qui irrite en lui des parties profondes de la sensibilité et le fait d’autant mieux vivre. C’est ainsi que son âme, fréquemment livrée au tumulte des passions d’amour-propre, désire maintenant la solitude et, parmi son double désastre amoureux et boulangiste, jouit de se sentir méprisante et détachée[4]. »

Elle en jouit parce qu’à côté du plaisir de la jouissance directe Sturel garde une porte nerveuse sur le plaisir de l’analyse. Il est trop

  1. Les Déracinés, p. 290.
  2. Leurs Figures, p. 208.
  3. L’Appel au Soldat, p. 483.
  4. Id., p. 484.