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tinople et que M. Barrès enveloppe de turqueries un peu faciles. Elle introduit le petit Sturel, sortant du lycée, dans le monde des sens, « délicieuse révélation de joli corps, frais sous sa chemise légère, comme un fruit choisi, venu de très loin, avec mille précautions, dans des papiers de soie[1]. » L’imagination de Sturel s’excite fort là. dessus : « J’ai une femme de Ninive et c’est en outre une fille d’Ionie. » Il est naturel qu’une telle femme procure à un jeune homme de vingt ans de grandes satisfactions, et il est curieux que cette Orientale soit engagée comme Bérénice dans le jardin idéologique, continue auprès de Sturel la classe de Bouteiller, comme Petite-Secousse prolongeait sur Philippe la poésie du Musée du roi René. C’est en effet l’enseignement universitaire qui, selon M. Barrès, a livré Sturel désarmé à cet énervement voluptueux, à ce venin d’Asie, à un nihilisme asiatique prolongé en le nihilisme des philosophes allemands. « Il ferait face à l’assaut s’il était dès l’enfance demeuré dans son domaine national, parmi ses vraies propriétés psychiques. Mais l’enseignement universitaire l’a conduit sur le plan de la raison universelle. » Il me semble pourtant qu’à cette raison universelle l’enseignement universitaire donne le visage classique, gréco-romain : Il déclasse l’orientalisme, et M. Barrès le lui reproche, ailleurs, assez aigrement, prend en pitié « formule consacrée dans les Sorbonnes de célébrer le triomphe des libres Hellènes sur les hordes de Darius et de Xerxès ». Alors comment l’Université, après Bouteiller, est-elle responsable de ceci : « une ville d’Orient, parmi des vergers, assise au crépuscule auprès d’un cimetière, telle devait être désormais la patrie de ses rêves, la cité de ses trésors ?[2] » M. Barrès eût voulu sans doute qu’un vrai maître donnât à Sturel adolescent l’enseignement de la terre et des morts dont la promenade de la Vallée de la Moselle avec Saint-Phlin lui fournira un équivalent tardif. Mais pourquoi les imaginations orientales de Sturel se fussent-elles moins plu à contredire cet enseignement lorrain qu’elles ne se plaisent à contredire l’enseignement philhellène et les formules consacrées dans les Sorbonnes ? Et pour un jeune homme de vingt ans, des théories vaudraient-elles mieux que d’autres devant le fruit choisi enveloppé dans des lingeries de papier soyeux ? « À dix-neuf ans, pour l’ordinaire, un jeune homme favorisé pense : Quand ma maîtresse entre dans sa loge, à l’Opéra, aux Fran-

  1. Les Déracinés, p. 95.
  2. Id., p. 117.