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M. Barrès avait conservé une pêche abondante de souvenirs, d’impressions, des carnets et même des cartonniers de notes. Il a mis plusieurs années pour les débrouiller, en tirer quelque chose de considérable, de vivant et de vrai. Il s’est inspiré des bons auteurs, en particulier de Stendhal et de Balzac. Il s’est efforcé de loger dans l’analyse du premier l’abondance, le peuplement et le pittoresque du second. Il n’a pas donné — évidemment — une œuvre d’une seule fonte. il y a laissé des ébauches, des reprises, des bavures. Telle qu’elle est elle n’en reste pas moins un des tableaux les plus importants de la littérature contemporaine, et les trois états dans lesquels se présente, le dégrossissement des trois romans — dont le premier seul est achevé — nous éclairent curieusement la technique de M. Barrès.

Nulle part M. Barrès n’a préparé les dessous d’un roman avec plus de conscience et de labeur que dans les Déracinés. Il y a tendu un effort unique de composition. On dirait presque que, ce labeur technique qui lui coûtait beaucoup ayant été méconnu de la critique, qui avait son siège fait sur M. Barrès et qui le classait parmi les essayistes, non parmi les romanciers, il s’en est, dans les deux parties suivantes du roman, désintéressé. Dans l’Appel au Soldat la construction a été essayée, il en reste des traces visibles, elle a été abandonnée, s’est dissoute en des épisodes et en une chronique du boulangisme. Dans Leurs Figures il n’y a plus guère qu’une chronique parlementaire, assez décousue, et le roman s’éteint au hasard plutôt qu’il ne finit et ne se conclut.

Le procédé employé par M. Barrès dans les Déracinés est celui des oppositions. Dans ce livre qui se termine sur l’apothéose de Victor Hugo, il semble qu’il ait emprunté aux Misérables ou à l’Homme qui rit leur charpente d’antithèses. Les vingt chapitres sont faits de dix antithèses.

Première antithèse : les sept Lorrains en Lorraine — les sept Lorrains à Paris. (I et II).

Deuxième : les Deux femmes de François Sturel, Astiné Aravian et Thérèse de Nelles. (III et IV).

Troisième : les Deux rives, — le monde des étudiants, le monde des journaux (V et VI).

Quatrième : Dialogue des deux pauvres (fin de VI). — Dialogue des deux riches (fin de VII).

Cinquième : Visite de Taine à Rœmerspacher. — Visite des Lorrains à Napoléon.