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romantique, et, ici encore, se développer en profondeur plutôt qu’en étendue.

De là la série des Bastions de l’Est succédant au Roman de l’Énergie Nationale. M. Barrès n’ayant pas réussi le « grand roman populaire » qu’il avait tenté, ses Girondins ou ses Misérables, s’est rabattu sur le petit roman, également populaire, écrit pour un large public, mais avec les qualités littéraires les plus rares.

Rien de plus juste de ton, de plus délicat, de plus adroit qu’Au Service de l’Allemagne. Par l’aisance de la narration, la finesse de touche, l’habileté à indiquer d’un trait la nature ou l’attitude d’un personnage, le net, l’élégant, le dégraissé des épisodes, on peut le comparer aux meilleurs morceaux d’Alphonse Daudet. C’est l’art des Contes du Lundi, moins le sentimentalisme et l’ironie saccadée à la Dickens. On a le plaisir d’y voir tous les effets obtenus non par les puissances obscures et végétales du génie, mais par la mobilité d’une intelligence parfaitement aiguë et aisée. La principale difficulté consistait à fondre deux sujets nécessairement superposés et dont l’un était exposé à détruire l’effet de l’autre : l’histoire d’un Alsacien parmi les Allemands, l’histoire d’un jeune bourgeois à la caserne parmi des militaires brutaux. M. Barrès a fait tout son possible pour atténuer cette difficulté, sans la faire complètement disparaître. Elle a nui au succès immédiat du livre.

Le grand triomphe a été pour Colette Baudoche qui paraissait à une époque plus favorable, et qui fut portée par le vaisseau d’Agadir. M. Barrès a voulu réaliser là son Pêcheur d’Islande et même son Abbé Constantin. Le livre est plus grêle et un peu moins réussi qu’Au Service de l’Allemagne. On y trouve la même perfection du récit, la jolie netteté flamande des épisodes, une grâce narquoise à la La Fontaine dans la raillerie à l’égard de l’homme d’outre-Rhin. Les personnages des dames Baudoche sont traités avec la perfection d’un van Ostade. Il n’en est pas tout à fait de même d’Asmus, dont nous ne voyons guère que l’extérieur. Ce vaste Kœnigsbergeois ressemble aux espaces laissés en blanc des vieilles cartes africaines : ce blanc ce sont les sauvages, et rien que cela. Si la figure du professeur allemand est traitée superficiellement, cela ne diminue d’ailleurs pas beaucoup le livre, qui s’appelle Colette Baudoche et non Frédéric Asmus. Il suffisait qu’Asmus fût indiqué comme une occasion de montrer l’âme d’une jeune fille de Metz et de faire tenir symboliquement dans cette jeune fille toute la Lorraine.