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ment préparé les fonds paysans de ses personnages. Léopold est un bâtisseur avec l’esprit du paysan « sa passion pour les lieux saints et une concupiscence paysanne de posséder la terre »[1]. C’est un homme de désir avec l’âpreté du terrien. Le matérialisme de Vintras lui a fourni un « mythe à sa portée », à la portée d’un paysan hanté par le sang lourd du paganisme. Mais sur ce matérialisme est greffé un mysticisme spirituel qui ne le rejoint pas tout à fait. De cet homme assombri, aigri par la ruine de son œuvre et la vente de ses biens, M. Barrès a fait un homme d’amour, selon le type des mystiques insurgés au nom de l’Évangile ou du Saint-Esprit contre l’Église. Et précisément il a dû (ayant changé de public depuis le Jardin de Bérénice) laisser dans une ombre complète ce qu’il y avait de matériel dans l’amour de Léopold, éconduire du roman Thérèse après sa faute… Un Balzac aurait écrit là, probablement, un chef-d’œuvre, parce que la spiritualité épaisse de Séraphita s’emboîtait exactement chez lui sur le réalisme d’Eugénie Grandet. M. Barrès a écrit, lui, une belle œuvre intelligente.

Toute son œuvre romanesque se relie à une lignée intellectuelle. Il n’appartient que comme un hôte distingué au groupe des grands créateurs de vie, mais figure généralement dans l’ordre de ceux qui voient dans les valeurs d’intelligence des approximations vraisemblables et possibles de la vie. Un peu grêle et gauche quand il sort de lui, il faut, pour qu’un personnage de premier plan reçoive chez lui de la solidité et de la vie, que ce personnage soit fait avec certaines parties de lui-même. Quant aux personnages de second plan, qui entrent dans un roman plutôt comme des silhouettes physiques pour les peupler que comme des êtres intérieurs et complets pour le soutenir et le constituer, M. Barrès possède toute la souplesse et la sûreté de main nécessaire pour les animer parfaitement. Et il est fort possible qu’après tant de métamorphoses curieuses dans sa technique romanesque il n’ait pas fini de se renouveler et de nous surprendre.

  1. La Colline Inspirée, p. 39.