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En 1902 l’échec politique du parti de M. Barrès se doubla d’un échec de M. Barrès au sein de son propre parti. Il voulait faire de la Patrie Française un pouvoir spirituel. Elle ne fut qu’une puissance électorale, et bientôt une impuissance électorale. La doctrine de ce pouvoir spirituel, telle qu’on peut la dégager des Scènes et Doctrines du Nationalisme et particulièrement des conférences où M. Barrès l’exposa à la Patrie Française tient dans cinq idées principales.

1° Il faut prendre la France non point telle que la veulent nos préférences ou nos fantaisies individuelles, mais dans la complexité que les siècles lui ont faite, avec sa double tradition ancienne et révolutionnaire, en son état actuel de terre des classes moyennes, généralement attachées à la forme républicaine de gouvernement.

2° Il faut lui rendre la conscience d’elle-même en développant des façons de sentir qui existent naturellement dans le pays, particulièrement cette fidélité au souvenir de l’Alsace-Lorraine, qui a ioué entre les éléments d’une France divisée un rôle fédérateur.

3° Il faut raciner les individus dans la terre et les morts, ce qui implique une éducation par l’histoire plus que par la philosophie. « Jamais mieux on n’a senti la nécessité du relativisme qu’au cours de cette affaire Dreyfus, qui est profondément une orgie de métaphysiciens. Ils jugent tout par l’abstrait. Nous jugerons tout par rapport à la France[1]. »

4° Il faut lutter contre l’étranger de l’intérieur, protéger l’ouvrier français contre l’ouvrier étranger, les idées françaises contre les idées juives, mettre une hiérarchie entre les Français anciens et les Français récents.

5° Il faut rendre la France forte contre l’ennemi de l’extérieur, et, pour cela, garder jalousement le prestige et la force de l’armée. Du nationalisme boulangiste au nationalisme anti-dreyfusien, M. Barrès reste fidèle à cet idéal de force et de beauté militaires qu’il exaltait dès le premier numéro des Taches d’Encre.

Évidemment il y a dans cette « doctrine » plus de bon sens que de vues politiques transcendantes. On en retiendra l’idée à long terme poétisée dans les Amitiés Françaises, précisée dans Leurs Figures par la lettre de Saint-Phlin : l’amorce sentimentale d’un système d’éducation nationale. En matière de doctrine politique proprement dite M. Barrès a préparé les voies à M. Maurras, et celui-ci a d’ailleurs justifié tout ce

  1. Scènes et Doctrines, p. 80.