Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/300

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« La Grèce aurait retenu, pour le mettre sur une stèle de céramique, dans le champ silencieux des morts, ce jeune guerrier qui, au soleil levant, affute sans mot dire son épée »[1]. « Ce jeune Français, le fusil à la main, dans une tranchée, au travers des tombes de sa famille qu’il défend, fait une image aussi profonde et plus pure qu’Hamlet sur la terrasse d’Elseneur, quand il converse avec l’ombre de son père. Sa famille invisible l’entoure, l’assiste, le protège, est protégée par lui. Quelle poésie ![2] » Tel visage de colonel est « un Philippe de Champaigne ». Tel coin du front « un van der Meulen ». « Il a vécu (Péguy) ou du moins il a voulu vivre en marchant à l’assaut des positions allemandes ; il distinguait, chaque jour mieux, que le terrain français est encombré d’un germanisme inacceptable, stérile, menaçant. Ce que nous retenons de son œuvre littéraire dénonce, attaque et repousse l’invasion spirituelle de la Germanie dans notre Université. Et il meurt l’épée à la main à la tête des soldats de Délivrance, en marchant à l’assaut des positions allemandes. Le poème est parfait »[3]. Trop parfait, hélas ! On y mesure bien la pente où glisse M. Barrès. Il a écrit ailleurs quelques pages limpides, fines, mesurées sur Charles Péguy, où l’on retrouve en valeurs justes tout l’essentiel de la figure[4]. Comparez-en la vie vraie à tout le conventionnel de ces phrases. D’un côté Péguy est compris de l’intérieur comme un personnage de Leurs Figures, de l’autre il n’est plus qu’un contour extérieur de monument commémoratif, directement inspiré de Gambetta au Carrousel.

Cette esthétique académique qui s’étale dans son œuvre de guerre, nous l’avions déjà reconnue qui gagnait de façon inquiétante dans un livre récent, chef-d’œuvre, à un autre point de vue, de M. Barrès, la Colline Inspirée. Lui-même y invoque, d’une touche juste et grave, les esprits de sa vieillesse. Mais quand nous portons sur elles un regard attentif nous reconnaissons que toutes les figures de nous-mêmes qui apparaissent tard étaient déjà dessinées dans nos premières années. M. Barrès se promettait, jeune, une existence intéressante de spectateur dans le fauteuil aménagé par les libertés de 1789 à l’homme intelligent. Il a reconnu depuis combien cela était court et sec, il a étoffé cette conception de la vie, et on ne saurait en tout cas l’appliquer

  1. L’Amitié des Tranchées, p. 240.
  2. La Croix de Guerre, p. 99.
  3. Les Saints de la France, p. 329.
  4. L’Union Sacrée, p. 201.