Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/302

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lettres d’officiers, de femmes et de délicieux enfants qui affluent sur sa table M. Barrès compose un miel agréable. Dans cette chapelle voyez le départ des classes 15 et 16 peint par Dubufe : « Le voilà, le bel astre que nous appelions, avec la certitude qu’il apparaîtrait sur le bord du ciel nocturne. De ses doigts de rose la jeunesse, comme jadis chez les Hellènes, écarte les ténèbres et dit en souriant : Tout nous est facile, joyeux, lumineux »[1].

Sainte-Beuve reprochait à l’auteur de l’Histoire des Girondins d’avoir versé trop d’or et trop d’azur sur les scènes tragiques de la Révolution. M. Barrès fait-il ici du Lamartine comme dans Leurs Figures il a fait du Michelet ? Toujours est-il qu’à un certain moment cet azur lui a pesé et qu’il s’est attaché à prendre une idée vraie du poilu français : « Connaissez-vous la joie de voir clair ? C’est une des plus grandes que la vie nous donne. Ô lumière qui chasse les erreurs !… En conséquence, évitons de nous laisser raconter un tas de calembredaines sur nos soldats dans les tranchées. C’est tels qu’ils sont, dans leur réalité toute grave, enveloppés de grandes couleurs sévères, qu’ils éveilleront plus complètement notre affection et notre respect[2]. » Lancé sur la piste de guerre contre les bourreurs de crâne, M. Barrès va donc passer des couleurs tendres aux couleurs sévères et il part pour le front. « Le romanesque en ce moment ce serait le poilu dans sa tranchée. Eh bien ! j’y suis allé voir. » M. Barrès essaye de regarder les poilus de près et rapporte de son voyage cette définition : « Le poilu dans sa tranchée, c’est un paysan déguisé en guerrier, qui songe aux gens et aux choses de chez lui, qui n’a pas du tout le désir de manger tout crus le cœur et le foie du Boche, et qui tient toujours, pieds gelés et mains engourdies, et qui sent bien qu’on finira par les avoir[3]. » Le portrait est preste, sobre, mais à cette justesse et à cette sobriété M. Barrès préfère généralement ceci :

« Un secteur avec ses tranchées et ses cagnas ressemble beaucoup à ces petits réduits qu’étaient les premières communautés, groupées dans les catacombes, dans un pauvre faubourg, et dont les fidèles, plus unis que des frères, vivaient de la même foi et des mêmes espérances[4]. » Tout un développement aimable et un peu mou nous rap-

  1. Les Saints de la France, p. 229.
  2. La Croix de Guerre, p. 211.
  3. Id., p. 212.
  4. Les Familles Spirituelles, p. 212.