Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/303

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pelle ici la manière et le style de Renan décrivant les premières communautés chrétiennes, et certains traits du Michelet des Croisades et de la Fête des Fédérations. Il faudrait un cœur sec pour demeurer insensible à cette idéalisation sincère, mais la vérité, plus dure et plus saine, est aussi plus belle.

Plus heureusement qu’une idée de la guerre et du soldat, il semble que l’œuvre de guerre de M. Barrès doive nous donner une idée du mal et une idée du bien, je veux dire une idée de l’Allemagne et une idée de la France. Toute son œuvre se déverse de ce côté, et il était certainement un des Français les plus qualifiés pour tenter dès le début cette généralisation philosophique de la guerre.

La littérature de guerre écrite par M. Barrès sur ce sujet est intéressante, mais n’apporte rien de nouveau à la gerbe que présentaient les Bastions de l’Est et les Amitiés Françaises. Les nécessités de la guerre ont converti souvent les délicates nuances de fresques en brutalités de chromos. En bon Lorrain M. Barrès s’est attaché à provoquer chez nous le sens de l’ennemi, l’horreur du germanisme. L’auteur du Regard sur la Prairie dans Du Sang abuse bien un peu de la candeur de son lecteur lorsqu’il écrit : « Il a vingt ans, alors que mes camarades s’en allaient chez les Nietzsche et les Ibsen et prétendaient recevoir la lumière à travers les brouillards germaniques, je trouvais mes inspirations à Venise, à Tolède, à Cordoue. Parsifal, qui ne m’avait pas parlé dans une atmosphère de bière et de charcuterie sur la colline de Bayreuth, me fut révélé au Mont-Serrat en Catalogne, comme un épisode essentiel de la Reconquête[1]. » Mais un homme des marches rhénanes, Français ou Allemand ; sera souvent amené à détester en l’ennemi et voisin d’en face une part de lui-même. C’est d’un esprit un peu germanisant, ou, plutôt, d’un esprit dans l’acte même de sa dégermanisation que M. Barrès, tout le long de son œuvre, a pu marquer de façon si juste certains traits de l’homme d’outre-Rhin. On en a vu plus haut des exemples. Parsifal de Bayreuth et Parsifal de Montserrat formeront volontiers pour M. Barrès deux versants contrastés de sa « sensibilité ».

Ne lui reprochons pas de juger l’Allemagne en Lorrain, d’avoir voulu, pour lui donner une âme plus guerrière encore, faire de la France entière une Lorraine. « Un professeur de l’Université de Bordeaux, M. Ruyssen, s’indigne que l’on qualifie les Germains de sale race.

  1. La Croix de Guerre, p. 47.