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Ce professeur est une faible d’esprit et de cœur »[1]. Et cela devient trois pages plus loin « la voix scandaleuse du professeur Ruyssen ». Évidemment l’indignation de M. Ruyssen en temps de guerre est un peu comique. Mais enfin M. Barrès a fait ses écoles dans une catégorie politique où l’on trahissait en estimant que la ceinture de Norodom pouvait se trouver ailleurs que dans les poches de l’assassin de Puig y Puig, et que le bordereau ne criait pas par toutes ses lettres : J’ai été écrit par un sale juif. Et il y a au centre de l’intelligence française certain jugement sain, fait de probité, de modération et de clairvoyance, qui, lorsqu’il revient après un tumulte passager à son état normal, trouve que sale race désigne mal la matrice ethnique de ce Kant et de ce Schopenhauer sur qui M. Ruyssen a écrit deux bons livres, de ce Wagner à’qui M. Barrès demanda une « éthique nouvelle ». Un compatriote des ancêtres paternels de M. Barres, Blaise Pascal, trouve une note qui suffit à faire d’un bon Français, disciple de Montaigne, un excellent soldat sans altérer cette santé de son jugement : — Pourquoi me tuez-vous ? — Eh quoi ? n’êtes-vous pas de l’autre côté de l’eau. — Et si M. Barrès avait laissé parler en lui, en le tirant d’une tradition plus humble, le fort sang auvergnat, n’aurait-il pas répondu à M. Ruyssen : « Vous avez raison, monsieur. Ce n’est pas que ça soit sale, mais ça tient de la place. Ça en tient même qui est à nous, et nous sommes d’accord, n’est-ce pas, pour nettoyer ? » On peut même assurer M. Barrès que cette mentalité calme, pondérée, un peu lourde, de nos provinces centrales, est, plus que sa nervosité et ses épithètes, proche de celle du Poilu commun dont il nous donnait plus haut un portrait convenable. M. Barrès a annoncé son intention de faire dialoguer un jour dans un livre le Massif Central et les Bastions de l’Est. Qu’il lui fasse, il ce Massif, sa légitime part.

Légitime, non totale. Le dialogue du Massif et des Bastions, peut, en droit, comme celui du Sphinx et de la Chimère, de la Chapelle et de la Prairie, se poursuivre indéfiniment. Ces chaînes de raisons ne sont que l’image verbale de la complexité vivante qui s’appelle une nation. S’il faut s’arrêter — ἀνάνγϰη στῆναι (anankê stênai) — pourquoi ne pas laisser en effet le dernier mot à ces marches de Lorraine, — et à la bonne Lorraine ? « Ce n’est pas autour d’une chaire professorale, dit magnifiquement et vraiment M. Barrès, que tourne le monde, qu’elle soit à l’école modeste du village, ou dans l’orgueilleuse Sorbonne ;

  1. La Croix de Guerre, p. 324.