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LA FIGURE INDIVIDUELLE

le détail le dépôt cristallisateur. « À mesure qu’il s’éloigne de sa jeunesse, chacun se sent une vie moins maigre. La solitude surtout est peuplée… J’ai fait beaucoup d’étapes diverses dans la vie, et, dans chacune, quand je marchais, une cadence passait de tout mon être dans mes pensées »[1]. Mais ces pensées autour de l’être faisaient un manteau de plus en plus lourd, somptueux, opaque.

Une cadence, ou, plutôt, des cadences. « La musique peut-être saurait trouver une expression aux mouvements intérieurs et au nihilisme de Sturel dans cette minute, mais la parole ne peut pas traduire avec certitude un tel tumulte d’âmes, ni conduire dans les vastes nappes souterraines d’où il voyait l’envers et les racines de notre société »[2]. Ainsi c’est de la musique, ou quelque algèbre de la qualité, qu’il faudrait que la critique employât pour rendre visibles cet envers et ces racines d’une pensée. Des musiques que je vois plutôt que je ne les entends sont liées a cette présence, affleurante plus ou moins, de la vie. M. Barrès, s’il n’est pas musicien, a au moins l’idée de la musique comme il a l’idée de la vie, — et Schopenhauer a montré avec profondeur que ces deux idées sont les mêmes. Le spontané, le direct, ce filet d’eau musicale dont les modes alternés, majeur et mineur, sont d’écarter ou d’utiliser ses concrétions, il relie, permanent et fidèle sous leur diversité, toutes les figures où se dévoile M. Barrès. « J’avais une tendance à conduire au grand jour tout ce que je trouvais dans mon âme, car tout cela voulait intensément vivre ; or il y a dans ma conscience un moqueur qui surveille mes expériences les plus sincères et qui rit quand je patauge »[3]. Tout désirer, — tout mépriser, disent les danseuses de la Mort de Venise. Et ce ne sont point là des contraires ; mais une musique unit l’un et l’autre en une telle fluidité qu’il apparaît par elle, ou dans son miroir, que l’un et l’autre sont deux airs ou deux aspects d’un même visage. Les alternatives d’enthousiasme et de sécheresse, de désir et de désillusion deviennent ici l’alternative de la vie qui s’échauffe et de l’ironie qui la refroidit. Mais toujours sous ces deux formes persistent cette sincérité, cette spontanéité de la vie nue, cette tendance à jeter d’abord, en vrac, comme une nature, une quantité, les puissances du désir et les plaisirs de l’intelligence, à s’enivrer de tout, fût-ce et surtout de

  1. Les Amitiés Françaises, p. 37.
  2. Leurs Figures, p. 178.
  3. Nouvelle préface de Un Homme Libre, p. 8.