Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/319

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se sent un arbre qui grandit, se construit, cherche sa nourriture et sa lumière. Mais l’arbre ne sert ici, ainsi que le Velu II de l’Ennemi des Lois, que comme une formule décorative et stylisée de la vie. En se cherchant, en se trouvant, M. Barrès — c’est son œuvre propre et son unité — a donné à une génération, à une époque française, l’idée vraie d’un équilibre entre la culture et la vie.

Je n’entends point ici par idée vraie l’idée claire et distincte à laquelle réponde une existence : ce serait un concept inopérant. J’entends par idée vraie une idée qui ait été vécue et durée, dont le papier (ce papier qui sert à la critique pour décomposer, comme le tableau noir au mathématicien) soit convertible à vue en or, en richesse, en nourriture. Une idée vraie est ici une idée qui est devenue vraie en s’incorporant à une vie, comme l’idée de tradition devient vraie en s’incorporant à votre famille ou à votre Église, comme l’idée de la lumière devient vraie en s’incorporant à l’œuvre d’un Rembrandt, comme l’idée religieuse devient vraie en s’incorporant à l’individu-Dieu. Dans cet ordre le mouvement ne se prouve que par la marche de quelqu’un, et aussi longtemps qu’il marche.

Le XIXe siècle a institué un duel tragique entre une conception de la culture et une conception de la vie. Notre époque classique avait vécu sur le primat de la culture : le juste, le vrai, le beau étaient la culture s’imposant à la vie souverainement, la réglant et la modelant jusqu’à ce qu’elle devînt l’image de l’ordre. Le romantisme, après Rousseau, a renversé ces valeurs, institué le primat de la vie : le juste, le vrai, le beau, c’est la vie rompant les cadres imposés par la culture, la vie levée comme un matin neuf sur une mer inconnue, et pure, et crue, et libre.

Quelles qu’aient été les alternatives de cette lutte entre la vie et la culture, il est apparu à la raison supérieure qu’aucune de ces deux formes humaines ne pouvait être vaincue, et, qu’elles s’appelassent classicisme et romantisme, ou bien ordre et révolution, ou bien société et individu, ou bien soleil du Midi et brumes du Nord, ou bien esprit latin et esprit germanique, en face d’elles le vrai problème était de faire ce qu’avait fait l’Église catholique entre l’esprit de l’Évangile et l’esprit de Rome, de les associer, malgré l’opposition de leurs principes, en une réalité nouvelle, sans qu’au sein de cette réalité même s’apaisassent jamais complètement leur dualisme et leur inimitié, pas plus que l’opposition d’un Nord et d’un Midi ne disparaît dans une unité française, espagnole, allemande.