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LA FIGURE INDIVIDUELLE

rès, la mesure de l’angle qui sépare ces deux passages en apparence contradictoires nous donnera ici une image ou une sensation vraie : « Cet enfant qui plie sa vie selon la discipline et d’après les roulements du tambour, ne connaissant jamais une minute de solitude ni d’affection sans méfiance, ne songe même pas à tenir comme un élément, dans aucune des raisons qui le déterminent à agir, son contentement intime »[1]. D’autre part : « Ce milieu, s’il salit tout l’extérieur des adolescents, du moins fortifie la puissance du rêve en le refoulant. Celui qui grandit hors de la société des femmes, appliqué à ne pas différer de compagnons vulgaires et railleurs, n’éprouvera jamais sur son visage et dans tous les mouvements de son corps la grâce sublime d’une âme confiante ; mais ses jouissances intimes, qu’il ne pourra partager avec personne, y gagneront en âpreté »[2]. Le premier passage s’applique évidemment au commun, au troupeau, à ceux-là que les heures normales de solitude vraie et d’affection sans méfiance eussent probablement élevés et promus aux délicatesses intérieures, mais qui n’ont point l’étoffe ni la force nécessaires pour y suppléer, lorsqu’elles manquent, par leurs ressources propres. Le second s’entend des exceptions heureuses que la contrainte du milieu exerce et fortifie comme font du vrai génie poétique le mètre et la rime. Le bonheur de telles exceptions (qui sans doute, cette contrainte manquant, n’auraient pas laissé pour cela de produire de beaux fruits) ne saurait évidemment suffire à justifier un système d’éducation, puisqu’un tel système ne doit être jugé que du point de vue d’intérêts généraux. Mais enfin une adolescence comprimée et fiévreuse entre des murailles, tel est bien le milieu naturel et logique d’où sont sortis Sous l’œil des Barbares et Un Homme Libre. Et quand M.  Barrès fait suivre ses trois idéologies par Le Roman de l’Energie Nationale, ce sont sept internes d’un lycée lorrain qui lui servent à établir une coupe dans cette énergie nationale, et à diversifier sous sept figures l’individualisme né du milieu universitaire. Alfred de Musset dans les premières pages de la Confession a pareillement situé dans l’atmosphère, passionnée et glacée comme un soleil d’Austerlitz, des lycées impériaux, les sources des grands sentiments romantiques. Les lycées de la République ont

  1. Les Déracinés, p. 2.
  2. Id., p. 16.