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qui partent pour partir, mais ceux qui partent pour revenir, ceux qui, comme Ulysse, ayant fait leur beau voyage, retournent pleins d’usage et raison. Le voyage, pour M.  Barrès prend la forme d’un pèlerinage, et il faut entendre ce mot dans le sens un peu strict. La table des matières d’Un Homme Libre (En état de grâce — L’Église militante — L’Église triomphante — Prière-programme. — Examen moral. — Méditation spirituelle) nous font voir toutes les ressources de la discipline catholique utilisées par le Culte du Moi. Le pélerinage est une de ces ressources. Ce sont d’ailleurs deux pélerinages proprement dits, le pélerinage religieux de Terre-Sainte et les pélerinages classiques d’Italie et de Grèce, qui charpentent au XIXe siècle toute notre littérature de voyages ou qui en font le massif central. Le pélerinage c’est précisément le voyage utilisé pour un intérêt spirituel, l’homme qui se soumet pour un bénéfice et pour une fin aux influences d’un pays.

Au-dessus du voyage des yeux, du daguerréotype littéraire à la Gautier, qui vous répand vers le dehors et qui fait que vous oubliez, il y a le voyage qui vous rappelle à vous-même, met de l’ordre et de la suite dans votre être, fait que vous vous connaissez mieux. « Où que je sois, je suis mal à l’aise si je n’ai pas un point de vue d’où les détails se subordonnent les uns aux autres et d’où l’ensemble se raccorde à mes acquisitions précédentes »[1]. Consacrant dans le Voyage de Sparte un long chapitre à Gœthe en Italie et à l’Iphigénie il admire là le type même du voyage utile, assimilé. À Mycènes où il ne trouve aucune nourriture et où son imagination « reste bête » il évoque cette Iphigénie transportée, comme jadis d’Aulis en Tauride, par Gœthe de Weimar en Italie : « Un voyage d’ignorant sur la terre classique a permis à Gœthe de donner une voix à tout ce qu’il avait entrevu dans ses moments de plus haute vénération »[2].

Comme la plupart des voyageurs du Nord que guide l’instinct migrateur transporté, au XIXe siècle, des oiseaux à l’homme, comme l’homme des vallées septentrionales mené par la bohémienne vers les pays du soleil, M.  Barrès s’est soumis pour les utiliser à quatre visages de la terre étrangère, — Italie, Espagne, Grèce, Orient.

Les Trois Idéologies sont écrites dans le pressentiment, la présence ou le souvenir de l’Italie. « Les petites filles bien nées rêvent toutes

  1. Le Voyage de Sparte, p. 60.
  2. Id., p. 279.