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confusément d’une renaissance italienne ; c’est l’état d’âme de notre race au XVe siècle, un peu seule et desséchée, aspirant au baiser sensuel de l’Italie »[1]. C’est tout le rythme d’Un Homme Libre que dessine cette phrase du Jardin, — et le Jardin lui-même où l’on discerne certain goût des conteurs florentins ne paraît-il pas écrit sous l’influence de ce baiser sensuel ? L’Italie a donné à M.  Barrès une étoffe de beauté décorative ; elle l’a émancipé d’une légère gracilité septentrionale et gothique, elle l’a sorti d’une adolescence un peu fiévreuse et ingrate, elle l’a porté au point de plénitude charnelle, des magnolias d’été et de la chair romaine. Si dans les Derniers jours du Tasse les phrases ont cette robustesse dorée et cette solidité de fruit, voyez-y la présence même de la lumière romaine sous laquelle elles ont été pensées et pesées. Mais, Italie de l’Italie comme Athènes est la Grèce de la Grèce, Venise surtout exerce sur lui ses prestiges. Venant après tant d’autres, ajoutant à leurs phrases d’autres phrases sur sa beauté composite, sa défaite et sa mort, il a pourtant suscité sur elle des nuances qui ne s’effaceront pas de notre regard et des images que nous y conduisons avec nous. Dans Un Homme Libre il se retrouve, se connaît et se contemple en Venise : « Au contact de Venise, délivré pour un instant de l’inquiétude de mes sens, je pus me satisfaire du spectacle de tous mes caractères divinisés en un seul type de gloire »[2]. Et la Mort de Venise accorde le même spectacle à une vision de ces caractères qui se déploient dans toutes les nuances de la mort.

Si, en Italie, il se complète et s’enrichit, il semble qu’en Espagne au contraire il se retrouve, se connaisse mieux dans une précision, une netteté ramassée, musclée et sèche. L’Espagne, a en propre « la tendance à l’exaltation des sentiments ». C’est par là qu’elle lui fournit une école pour éliminer de lui tout l’artificiel, s’accepter dans la pleine et franche couleur, se garder à vif une sensibilité nue, cultiver ces plantes aiguës de la passion, de la haine, de la cruauté, qui veulent un soleil cru, une nature africaine.

La Grèce, pour M.  Barrès comme pour tout le monde, figure la raison, bien qu’il ait cru reconnaître en Athènes une simple divinité municipale et qu’il ait, pour se créer des motifs de l’aimer, surchargé Sparte de couleurs romantiques. Il a écrit avec quelque froideur que « la beauté de Phidias s’impose à tous les êtres raisonnables ».

  1. Le Jardin de Bérénice, p. 29.
  2. Un Homme Libre, p. 188.