Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/95

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définitive et mélancolique d’une vie idéale ; voilà une image qui peu à peu prend pour M. Barrès la place des images qui se formaient autour d’une vie je ne veux pas dire artificielle, mais tout au moins artisane. Il est pris de plus en plus par la figure végétale d’une existence, d’une âme, d’une pensée, se développant d’une terre favorable selon son déterminisme intérieur, et trouvant, affirmant, réalisant sa vérité. « C’est un malheur, une perte irréparable, qu’un enfant grandisse en dehors de sa vérité propre et qu’il échange son chant naturel contre une cantilène apprise, car il devient un être artificiel, un homme mensonge »[1]. Peu s’en faut qu’à ce moment l’homme de la vie double, dont M. Barrès, dans Du Sang, idéalisait le dilettantisme et le merveilleux secret, ne devienne ici précisément cet homme-mensonge. M. Barrès, il est vrai, limite le sens aux snobs qui « s’attribuent de bonne foi des goûts et des dégoûts qui ne sont pas les leurs ». L’homme-mensonge est de même celui qui a été déformé par une éducation mal raccordée à sa nature, à ses hérédités. « D’étape en étape, j’ai vérifié cette grave parole faiseuse de paix, qu’on ne donne à un homme que ce qu’il possède déjà. L’amour et la douleur, les plus beaux livres et les plus beaux paysages, toutes les magnifiques secousses de la vie, ne font qu’éveiller nos parties les plus profondes, nos territoires encore mornes »[2]. Ce développement de l’intérieur, c’est l’inconscient qui s’éclaire, qui nous montre en nous-mêmes, sous-jacents, l’essence de la terre et des morts, le thème des livres et le terreau des paysages. Les Amitiés Françaises sont un livre d’éducation qui se relie ainsi au courant de Montaigne et de Rousseau, qui plaide, comme eux, pour l’éducation intérieure contre l’éducation extérieure, pour la nature contre l’artifice, qui, toujours comme eux, suppose l’homme naturellement bon, l’enfant meilleur que l’homme parce que plus proche de la nature. « Ces élans que nous donnent la vue d’un très beau paysage ou la connaissance de quelque action héroïque sont courts, pauvres, artificiels, auprès de l’enthousiasme où vit naturellement un petit être de qui la pensée s’élève avec la flamme qui monte, se fait angélique avec la blanche neige, gazouille à la lune et chante à nous attendrir à cause d’une heureuse digestion »[3]. Évidemment il faudrait se garder de chercher trop de système dans ce petit

  1. Les Amitiés Françaises, p. 12.
  2. Id., p. 4.
  3. Id., p. 8.