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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

Mais il n’y a pas d’artificiel pur. L’artificiel suit toujours plus ou moins quelques directions de la réalité. Peut-être notre morcelage de l’étendue est-il en germe dans la nature même de notre mouvement, qui est alternatif, implique une division en pas, est sous-tendu par le sol où nous marchons. M. Bergson montre que l’illusion de Zenon consiste à avoir confondu le mouvement avec la ligne qu’il parcourt, avec l’espace homogène qui le sous-tend. Mais le mouvement d’Achille et de la tortue, s’il est naturellement indivisible et continu, est aussi naturellement un mouvement par pas, un mouvement articulé selon une certaine division, un mouvement qui implique des arrêts et des repos. « La connaissance d’un être vivant ou système naturel, dit M. Bergson, est une connaissance qui porte sur l’intervalle même de durée, tandis que la connaissance d’un système artificiel ou mathématique ne porte que sur l’extrémité[1]. » Mais le mode humain du mouvement, et à un moindre degré celui des quadrupèdes, constituent un système naturel où ces extrémités sont sinon données, du moins amorcées. Tout mouvement terrestre de quadrupède ou de bipède comporte des contacts alternatifs avec une surface solide. Avant d’être sous-tendu par la ligne de la géométrie, nos mouvements sont sous-tendus par cette surface résistante qu’ils morcellent spontanément. L’argument de Zenon, en substantifiant le pas, en le morcelant en fractions de pas, partait du pas réel, de cette logique spontanée du corps qui est génératrice de notre action comme elle est génératrice de notre pratique. Un tel raisonnement n’eût jamais paru dans la cité des oiseaux d’Aristophane, dont les habitants seraient nés bergsoniens, comme nous naissons, selon M. Bergson, platoniciens. Le mouvement du vol n’est pas sous-tendu comme le mouvement du pas. Il est, de l’intérieur, un continu, en une certaine mesure tout au moins, et qui atteint presque dans le vol plané des grands oiseaux une continuité pure. Plus que notre mouvement alternatif, auquel nous empruntons le principe qui le décompose et le morcelle, le mouvement du vol se rapproche des mouvements continus que nous voyons dans la matière : les mouvements célestes et les mouvements moléculaires. Remarquons que, de même que la jouissance esthétique naît de la substitution d’une réalité vivante, dans nos productions, à une réalité artificielle et mécanique, et qu’elle a pour source le détour par lequel l’humanité crée de la vie au lieu d’utiliser

  1. Évolution Créatrice, p. 24.