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LE BERGSONISME

feindre cela, c’est exister. Ce qui légitimerait le mieux la critique que M. Bergson adresse à l’ensemble des philosophes, c’est une partie de la philosophie de Leibnitz, notamment le principe de raison suffisante. Mais, précisément parce que le logique chez lui ne fait que symboliser l’intuitif, il est Leibnitz et non Wolf.

Il y a donc là une illusion du sens commun à laquelle un philosophe commence par céder, et contre laquelle il réagit à sa manière. Mais l’originalité de M. Bergson est d’expliquer cette illusion, de compléter la Critique par une Pratique, et de montrer dans nos cadres de pensée des schèmes de notre action. « Nous allons de l’absence à la présence, du vide au plein, en vertu de l’illusion fondamentale de l’entendement[1]. » C’est que « toute action vise à obtenir un objet dont on se sent privé, ou à créer quelque chose qui n’existe pas encore ». Cette illusion intellectuelle est liée aux apparences et aux nécessités de l’espace homogène et du discours. Aller du vide au plein, de l’absence à la présence, c’est penser en termes d’espace, penser qu’à toute réalité préexiste sa place, que cette réalité vient remplir, dans l’espace. C’est ce que le vulgaire entend par la Création, Dieu ayant créé le monde en meublant l’espace. L’Idée platonicienne est une réalité de droit que le philosophe place, comme le sens commun l’espace, avant la réalité de fait, quitte à la dépasser par la partie vivante de sa doctrine, comme le fait Platon. En amenuisant encore ces schèmes de l’espace et des idées, une philosophie paresseuse, une philosophie d’école (c’est-à-dire un sous-produit de la philosophie vraie) arrive à une pellicule qui, à force de transparence, n’apparaît plus, et qui se confond avec un vide, devient l’idée du néant. Arrivés là (où d’ailleurs un vrai philosophe se ressaisit) nous pouvons nous livrer en pleine sécurité à notre naturel fabricateur ; l’homo faber recréera l’univers comme une machine, du même fonds dont il l’aura déduit comme un traité de géométrie. Le cartésianisme nous fait voir cela dans une clarté admirable. Donnez-moi l’étendue et le mouvement, disait Descartes, et je referai le monde. En attendant de le refaire il le déduisait, et il concevait cette déduction comme le schème et les moyens infinis d’une action non moins infinie sur la nature. Et après s’être nourrie de l’espace homogène et du mouvement mesurable, cette illusion utile se forme du concept et du langage. Sans les concepts, le langage, la société, il n’y aurait que de l’affirmation et pas de négation. « Pour un esprit qui suivrait purement

  1. Évolution Créatrice, p. 296.