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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

et simplement le fil de l’expérience, il n’y aurait pas de vide, pas de néant, même relatif et partiel, pas de négation possible. Un pareil esprit verrait des faits succéder à des faits, des états à des états, des choses à des choses. Ce qu’il noterait à tout moment, ce sont des choses qui existent, des états qui apparaissent, des faits qui se produisent. Il vivrait dans l’actuel, et s’il était capable de juger il n’affirmerait jamais que l’existence du présent[1]. » Une analyse très fine montre comment cet esprit, en acquérant de la mémoire, en pensant le passé, en s’attardant sur lui, arrive à l’idée d’abolition. L’idée de négation lui vient quand « il se représente le contraste de ce qui est, non seulement avec ce qui a été, mais encore avec tout ce qui aurait pu être ». Nier une chose, c’est l’affirmer comme un possible qu’on écarte, c’est affirmer ce possible tout le temps qu’on écarte la chose.

L’évolution est créatrice. Vivre, durer c’est réaliser un plus, c’est créer. Comme ce que nous créons n’était pas le moment d’avant, nous le pensons comme un être qui prend la place d’un non-être, alors qu’il n’y a que de l’être qui change, ou, plus précisément, qu’il n’y a que du changement. Car M. Bergson, qui dans l’Évolution Créatrice supprime le néant au profit de l’être, dans la Perception du Changement supprime l’être au profit du changement. L’homo faber se projette en un Deus faber et en une causalité fabricatrice. « Toute action humaine a son point de départ dans une dissatisfaction et, par là même, dans un sentiment d’absence. On n’agirait pas si on ne se proposait un but, et l’on ne recherche une chose que parce qu’on en sent la privation. Notre action procède ainsi de rien à quelque chose[2]. » Elle va du vide au plein et la spéculation la suit.

Ou plutôt elle est censée la suivre. Le caractère artificiel de ce raisonnement si subtilement mené ne vient-il pas de ce que lui aussi, il tend à une utilité, est l’œuvre du philosophus faber, fabricant, quoiqu’il en aie, d’un système, auteur d’une philosophie de la durée ? Il ne me paraît pas qu’on doive accuser les métaphysiciens en bloc de n’arriver à l’être qu’en partant du néant. Je ne crois même pas qu’on puisse le dire d’aucun philosophe autre que Wolf, qui crée toute une scolastique avec les principes de contradiction et de raison suffisante, vidés des profondes intuitions leibnitziennes. Ce n’est vrai ni de Fichte ni de Schelling, ni de Hegel ni de Schopenhauer. Hegel,

  1. Évolution Créatrice, p. 318.
  2. Id., p. 322.