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LE BERGSONISME

dans le corps vivant, tout y converge vers une fin, qu’elle est une finalité. Mais peut-on concevoir la finalité de la nature à l’image de celle finalité interne apparente ? Il y a d’ailleurs une autre finalité de l’œuvre d’art, une finalité par rapport à l’homme, individuel et social, et qui est finalité externe. Dès que nous voyons de la finalité quelque part c’est, dit M. Bergson, une finalité externe. Il n’y a qu’un seul et vrai tout, et ce tout c’est la vie entière.

La finalité, si nous la considérons comme une catégorie de notre intelligence et de notre action, est un pouvoir d’unité, pouvoir de penser sous forme d’unité, pouvoir de créer ou de découper des unités mécaniques. Notre corps nous apparaît sous l’aspect de finalité en tant qu’il nous sert à quelque chose, qu’il est le moyen de certaines actions déterminées. Nous pensons finalité parce que l’unité est toujours devant nous. Au contraire la nature, le courant de vie vont à la multiplicité ; l’évolution n’est pas une convergence de causes et d’effets, mais une divergence croissante. « L’unité vient d’une vis a tergo ; elle est donnée au début comme une impulsion, elle n’est pas posée au bout comme un attrait[1]. » Certes la philosophie de M. Bergson n’échappe pas au finalisme. Il suffit, dit-il, de retailler un peu l’idée toute faite de la finalité pour l’adapter dans une certaine mesure au réel. La durée de la nature, ou tout au moins la partie que nous en vivons, consiste en un nisus qui s’est traduit jusqu’ici par un progrès croissant de l’organisation chez les êtres, et par une variété croissante d’êtres organisés. Mais cela ne signifie pas que l’univers ait un but. Nous le croyons quand nous transportons dans la philosophie les illusions nécessaires de l’action. La finalité est utile à ce qui doit se faire, et elle est vraie dans ce qui est fait : mais cela ne signifie pas qu’elle soit vraie pour ce qui est à faire. Dès que nous regardons en arrière le temps écoulé, le passé nous apparaît sous un aspect finaliste, et, parce que tout y est passé, tout s’est passé comme s’il avait cristallisé selon des buts. Dès lors, toute évolution se déroule pour nous dans le passé comme le tableau ordonné qu’elle est, et nous supposons dans l’évolution future le tableau qu’elle sera un jour, nous supposons ce tableau en la supposant sans durée, c’est-à-dire en lui retirant sa réalité. Finaliser l’avenir c’est lui donner figure du passé ; et c’est aussi tracer devant nous, d’une façon utile, le schème d’une action.

  1. Évolution Créatrice, p. 113.