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LE MONDE QUI DURE

n’arrive guère à l’imaginer) que de l’énergie puisse être mise en réserve et ensuite dépensée sur des lignes variables, courant à travers une matière non encore solidifiée. Tout l’essentiel de la vie serait là puisqu’il y aurait encore accumulation lente d’énergie et détente brusque. Entre cette vitalité, vague et floue, et la vitalité définie que nous connaissons, il n’y aurait guère plus de différence qu’il n’y en a, dans notre vie psychologique, entre l’état de rêve et l’état de veille. Telle a pu être la condition de la vie dans notre nébuleuse avant que la condensation de la matière fût achevée, s’il est vrai que la vie prenne son essor au moment même où, par l’effet d’un mouvement inverse, la matière nébulaire apparaît[1]. » Mais avant ces deux mouvements inverses, avant la matière nébulaire et la vie, si fluide et diffuse qu’on l’imagine, la réalité originelle, élan vital pur, durée pure, supraconscience, n’est pour nous qu’un x.

Cependant la philosophie bergsonienne doit être moins que toute autre arrêtée par cette difficulté originelle. L’élan vital regarde en avant et non en arrière. On pourrait définir le bergsonisme comme une série de pragmatismes concentriques dont chacun, vrai pour son ordre d’action, cesserait de l’être pour l’ordre d’action supérieur qui l’enveloppe. L’ordre d’action supérieur, au delà duquel nous ne pouvons imaginer aucune action, serait l’acte de l’élan vital insérant, dans la matière, de l’indétermination. « Le rôle de la vie est d’insérer de l’indétermination dans la matière. Indéterminées, je veux dire imprévisibles, sont les formes qu’elle crée au fur et à mesure de son évolution. De plus en plus indéterminée aussi, je veux dire de plus en plus libre, est l’activité à laquelle ces formes doivent servir de véhicule[2]. » L’élan vital pourrait donc être originellement indétermination pure. On ne saurait l’identifier avec l’énergie et que nous l’éprouvons en nous, il ne crée pas de l’énergie. « Cet effort ne peut aboutir à créer de l’énergie, ou, s’il en crée, la quantité créée n’appartient pas à l’ordre de grandeur sur lequel ont prise nos sens et nos instruments de mesure, nos expériences et notre science. Tout se passera donc comme si l’effort visait simplement à utiliser de son mieux une énergie préexistante qu’il trouve à sa disposition[3]. » Cette énergie préexistante, c’est l’énergie qui se dégrade, c’est la matière, dont l’effort vital épouse la direction,

  1. Évolution Créatrice, p. 279.
  2. Id., p. 137.
  3. Id., p. 125.