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LE BERGSONISME

de l’Essai sur ce sujet ont pour pendant les considérations analogues de l’Évolution Créatrice. Saisir l’élan vital dans sa réalité profonde et métaphysique, c’est le saisir dans son unité. Mais d’autre part il nous apparaît dans une multiplicité infinie de tendances, d’espèces, d’individus. Ferons-nous avec Schopenhauer de cette multiplicité le monde illusoire et de cette unité le monde réel ? Mais si le type de réalité nous est fourni par notre conscience, notre conscience nous révélant en nous une multiplicité vraie, nous n’aurons nulle raison de ne pas considérer comme vraie au même degré la multiplicité de l’élan vital. « L’erreur capitale, celle qui, se transmettant depuis Aristote, a vicié la plupart des philosophies de la nature, est de voir dans la vie végétative, dans la vie instinctive et dans la vie raisonnable trois degrés successifs d’une même tendance qui se développe, alors que ce sont trois directions divergentes d’une même activité qui s’est scindée en grandissant[1]. » Il ne s’agit pas d’une division du travail, mais du développement de caractères qui s’excluent à peu près, et qui, s’ils restaient associés les uns aux autres, ne sauraient aller bien loin. De même que notre personne tout entière donne dans chacun de nos états de conscience, et que pourtant ces états de conscience sont multiples, de même toutes les tendances de la vie se trouvent également dans la végétation, l’instinct et la raison, dans chaque espèce et dans chaque individu. Mais l’une ou plusieurs de ces tendances ne peuvent s’expliciter largement, s’éprouver, courir leurs chances, que si les autres sont implicites. L’élan vital existe en droit dans chaque être, mais en fait ce qui ne sert pas à l’explicitation d’une tendance particulière reste virtuel, subit une occlusion que probablement la mort, mort des individus, mort des espèces, mort des mondes, fait cesser de façon mystérieuse. Cette occlusion n’est jamais parfaite, la multiplicité tient toujours par quelque côté à l’unité, de même que l’unité a sans doute toujours une tendance à s’expliciter en multiplicité. « Il n’y a pas d’intelligence où on ne découvre des traces d’instinct, pas d’instinct surtout qui ne soit entouré d’une frange d’intelligence[2]. » Et de même il n’y a pas un être qui ne se sente lié à tous les êtres, et en qui le Tat tvam asi ne puisse susciter un écho profond.

Mais si le mouvement seul porte le signe de la réalité, nous en revenons bien par un certain côté au point de vue de Schopenhauer,

  1. Évolution Créatrice, p. 146.
  2. Id., p. 147.