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Une nuit (c’est toujours la nuit dans le tombeau)
Prions, voici la nuit, la nuit grave et sereine.

Mais la nuit transparente, de clarté douce, s’exprima aussi par des touches monosyllabiques et des syllabes claires.

La nuit de l’eau dans l’ombre argente la surface.

Ainsi, le fait que, poétiquement, le vers, système de rapports, et non le mot, existe, que le vrai mot est le mot intégral et non le mot de détail, signifie ceci : le mot constitue essentiellement une puissance de suggestion, il exerce sa suggestion sur les mots voisins avant de l’exercer par leur intermédiaire sur le lecteur. Mais, entre le mot et le vers, il y a un intermédiaire, un échafaudage nécessaire, c’est la phrase grammaticale. Tout vers est en même temps une phrase. Et voilà ce qui fait pour Mallarmé le scandale poétique. Son Art poétique, celui qu’expriment les pages de prose citées plus haut, Las de l’amer repos, le Toast Funèbre, la Prose pour des Esseintes, consiste à purifier le vers non, comme on l’a cru, de sa signification réelle, mais de ce qui dans cette signification appartient à la phrase, à la prose. Et sur sa prose même cette conception du vers a influé pour lui faire un style. La loi sera alors celle-ci : prédominance des substantifs, des touches ou des taches colorées, absence, autant que possible, des mots qui matérialisent les rapports en objets au lieu de les confier à la pensée active du lecteur. L’ennemi à exorciser reste le développement oratoire. Il semble que Mallarmé soit gêné dans une langue à flexion, que son écriture aussi veuille

Imiter le Chinois au cœur limpide et fin.

Son idéal serait des caractères juxtaposés, sans phrase ni grammaire, où l’ordre syntaxique ne déformerait pas la pureté des mots, où l’esprit de la syntaxe serait chez le lecteur, non la réalité de la syntaxe sur le papier. Même le pluriel, qui attente au mot, est souvent