Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/70

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et chacun des cinq n’écrira que pour lui-même et ses quatre pairs. Il est absolument garanti contre toute espèce de mensonge par la nature de son sujet et par la qualité de son public. Il atteindra une sincérité, si l’on peut dire, chimiquement pure. Au contraire, le politique, fût-il un grand homme, ne subsiste que par l’assentiment d’une foule, parlementaire ou électorale. Il est obligé de parler ou d’écrire pour elle ; sa parole ou son écriture deviennent elles-mêmes de l’action politique. Il est contraint à quelque mensonge par la nature de son objet et la qualité de son public. — La place à laquelle se loge la littérature est très flottante. Elle trouve son état normal, sain, dans un milieu entre ces deux extrêmes. Mais aujourd’hui elle tend, par son poids d’argent, à descendre au niveau électoral. Les conditions utiles à une fortune politique le deviennent à une fortune littéraire. Ce mouvement de bascule appelle le mouvement inverse : l’effort constant de Mallarmé fut de rejeter la littérature à l’extrême opposé, d’en faire, comme d’une mathématique, un jeu suprême de l’esprit, de frapper d’inexistence toute clarté apparente, au profit d’une clarté réelle qui se confond avec une probité hyperbolique. De là (il faudra y revenir) la littérature prise formellement comme son seul objet, l’effort pour faire coïncider son existence et son essence, pour créer une sorte de littérature analytique dans le sens exact où Descartes créa une géométrie analytique.

Pour qui donc, alors, écrivait Mallarmé ? Le fait même d’écrire implique, par instants du moins, la représentation d’un public, et avec les auteurs cette représentation varie beaucoup. C’est généralement le public contemporain et payant. Stendhal écrivait en 1830 pour des lecteurs de 1880. En principe, dans sa source toute pure, un livre sincère et vivant serait écrit pour un seul : on sait que les chefs-d’œuvre ignorés de la littérature d’amour — en France en est-il une autre ? — se trouvent dans la boîte des facteurs. L’usage des dédicaces — les honneurs du pied littéraires — en marquent une survi-