Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/157

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LXXXVI. « Je ne suis point venu dans le dessein d’opprimer les Grecs, mais de les affranchir ; et j’ai engagé, par les sermens les plus sacrés, les magistrats de Lacédémone à laisser sous leurs propres lois les peuples que j’amènerais à recevoir notre alliance. Nous n’avons eu la pensée d’employer ni la force ni la ruse pour vous rendre nos alliés ; mais au contraire d’unir avec vous nos armes contre les Athéniens qui vous ont mis sous le joug. Mais quand je vous donne les plus fortes assurances que vous puissiez recevoir, je demande que vous ne soupçonniez pas mes intentions, que vous ne me croyiez pas incapable de vous protéger, et que vous vous livriez hardiment à moi. Si quelqu’un de vous, craignant en particulier certaines personnes, appréhende que je ne remette la république en de certaines mains, si c’est par cette raison qu’il hésite, qu’il ait la plus grande confiance. Je ne viens me mêler à aucun parti ; et je ne croirais apporter qu’une liberté trompeuse, si je voulais, au mépris de vos anciennes institutions, soumettre le peuple à la domination d’un petit nombre de citoyens, ou un petit nombre de citoyens à la faction populaire. Une telle domination serait plus dure qu’un joug étranger ; nos travaux ne nous procureraient aucune reconnaissance ; les peuples, au lieu de nous accorder de l’estime et des honneurs, n’auraient que des reproches à nous faire ; et nous qui accusons les Athéniens en prenant contre eux les armes, nous attirerions sur nous encore plus de haine que ceux qui, du moins, ne se parent point de vertu. En effet, il est encore plus odieux à des hommes qui se sont fait estimer, de satisfaire leur ambition par des moyens captieux que par la force ouverte. Employer la force, c’est user de la puissance que donne la fortune ; mais la ruse est une embûche que dresse l’esprit d’iniquité. Aussi n’agissons-nous qu’avec une grande circonspection dans les affaires même qui sont pour nous de la première importance.

LXXXVII. « Une assurance encore bien plus forte que nos sermens, ce sont les faits. Comparez-les à nos discours, et vous serez obligés de reconnaître que nos offres sont d’accord avec vos intérêts. Si, quand je vous les fais, vous répondez que vous n’êtes pas en état de les accepter ; si, tout en nous assurant de votre bienveillance, vous croyez cependant nous devoir repousser, sans avoir reçu de nous aucune injure ; si vous prétendez que la liberté ne vous semble pas exempte de dangers, qu’il est juste de l’offrir à ceux qui peuvent la supporter, mais que personne, contre son gré, ne doit être forcé de la recevoir ; je prendrai à témoin les dieux et les héros de cette contrée, que je suis venu pour votre avantage, sans pouvoir vous persuader, et je porterai le ravage sur vos terres pour essayer de vous contraindre à ne pas refuser mes offres. Je ne croirai pas faire une injustice ; mais je trouverai ma conduite autorisée par une double nécessité : l’intérêt de Lacédémone qui ne doit pas, avec toute votre bienveillance, voir vos richesses, si vous n’embrassez point sa cause, portées en tribut aux Athéniens pour lui nuire ; l’intérêt des Grecs, qui ne doivent pas trouver en vous un obstacle à leur affranchissement. Sans doute, s’il ne s’agissait point ici de l’avantage commun, notre manière d’agir serait peu convenable ; et les Lacédémoniens ne devraient pas donner la liberté à des hommes qui ne veulent pas la recevoir. Nous n’aspirons pas à la domination ; mais quand nous travaillons à réprimer ceux qui veulent l’usurper, nous serions injustes envers le plus grand nombre, si, en apportant à tous la liberté, nous vous laissions avec indifférence mettre obstacle à nos desseins. Voilà sur quoi vous avez à délibérer. Entrez en lice avec les Grecs pour obtenir les premiers l’honneur d’être libres et vous procurer une gloire immortelle, pour n’être point lésés dans vos intérêts particuliers, et pour donner à votre patrie le plus beau de tous les titres[1]. »

LXXXVIII. Ainsi parla Brasidas. Les citoyens d’Acanthe délibérèrent pour et contre sa proposition, et en vinrent aux suffrages qu’ils donnèrent en secret. Comme Brasidas avait apporté des raisons persuasives, et qu’ils craignaient pour leurs fruits, la plupart furent d’avis d’abandonner le parti d’Athènes. Ils firent prêter à ce général le serment qu’avaient fait, en l’envoyant, les magistrats de Lacédémone, de laisser vivre sous leurs propres lois ceux qu’il recevrait dans l’alliance de sa patrie. À cette condition, ils laissèrent entrer son armée. Peu de temps après, Stagyre, autre colonie d’Andros, imita cette défection. Ces événemens se passèrent pendant l’été.

  1. Il entend par le plut beau de tous les titres, celui de peuple libre.