Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/106

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout voulant tous avoir le don de la parole ; sinon, contrariant ceux qui le possèdent, pour ne pas suivre son opinion que vous n’avez pas ouverte ; empressés à louer d’avance ceux qui disent des mots saillans ; prompts à deviner les paroles avant qu’elles aient été dites, et lents à en prévenir les conséquences ; cherchant, pour ainsi dire, autre chose que ce qui convient au monde où nous vivons, et ne pensant comme il faut sur rien de ce qui nous environne ; menés, en un mot, par le plaisir des oreilles, et ressemblant plutôt à des spectateurs assis pour entendre disputer des sophistes, qu’à des citoyens qui délibèrent sur les intérêts de l’état.

XXXIX. « Pour vous garantir, s’il est possible, de ces vices, je vais vous montrer que, de toutes les villes, il n’en est aucune qui vous ait aussi grièvement offensé que celle de Mitylène. J’aurais de l’indulgence pour les peuples qui, ne pouvant supporter votre domination, ou forcés par les ennemis, se seraient détachés de votre alliance ; mais que des gens qui occupent une île, qui sont bien fortifiés, qui ne peuvent craindre d’hostilités que du côté de la mer, qui ne manquent pas d’une bonne flotte pour les repousser, qui ne sont soumis qu’à leurs propres lois, et que vous avez plus considérés que tous les autres, aient pris ce parti, qu’est-ce autre chose, je ne dirai pas qu’avoir déserté votre alliance, c’est ce qui conviendrait à un peuple opprimé, mais qu’avoir comploté contre vous, que s’être rendus coupables de soulèvement, qu’avoir cherché à vous détruire, en s’unissant à vos plus cruels ennemis ? Leur crime est plus atroce que s’ils avaient eu assez de forces, et qu’ils s’en fussent servis pour vous faire la guerre. Ce n’a point été pour eux un exemple que le malheur de ceux qui ont tenté de vous abandonner, et qui sont retombés sous votre puissance ; ni le bonheur dont eux-mêmes jouissaient n’a pu les faire hésiter à se précipiter dans les hasards. Devenus audacieux contre l’avenir, se repaissant d’espérances au-dessus de leurs forces, mais au-dessous de leurs désirs, ils ont entrepris la guerre et préféré la violence à la justice ; et, dès qu’ils ont cru pouvoir l’emporter, ils nous ont attaqué sans avoir reçu d’injures. Les états se portent volontiers à la présomption, quand ils jouissent depuis peu d’une force inespérée ; et d’ordinaire les hommes se soutiennent mieux avec un bonheur qui n’a rien d’étonnant, que lorsqu’il s’élève au-dessus de ce qu’on devait attendre. On peut dire qu’il est plus aisé de repousser l’infortune que de se maintenir dans la prospérité. Il aurait fallu que, dès long-temps, les Mityléniens n’eussent pas obtenu, près de vous, plus de considération que les autres ; ils n’en seraient pas venus à ce degré d’insolence ; car il est naturel à l’homme de mépriser ceux qui le caressent, et de respecter ceux qui ne lui cèdent pas. Qu’ils soient punis maintenant comme le mérite leur crime, et que la faute ne soit pas imputée au petit nombre[1] pour absoudre le peuple. Tous nous ont également attaqués ; ils pouvaient recourir à nous, et ils seraient à présent de retour dans leurs foyers. Ils ont tous été complices de la défection, parce qu’ils ont regardé comme plus sûr de courir une même fortune avec leurs chefs. Il est une chose à bien considérer : si vous infligez la même peine à ceux de vos alliés qui vous abandonnent, forcés par les ennemis, et à ceux qui, d’eux-mêmes, se soulèvent contre vous, qui ne saisira pas le plus faible prétexte de les imiter, quand la liberté sera la récompense du succès, et qu’on pourra succomber sans rien avoir de bien fâcheux à craindre ? Nous aurons à risquer vie et fortune contre chaque ville. Victorieux, nous recouvrerons une ville détruite, et nous serons privés pour la suite des revenus qui assurent notre force : malheureux, nous aurons des ennemis nouveaux, outre nos anciens ennemis ; et dans le temps qu’il faudrait employer à nous défendre contre les nations rivales, nous aurons à combattre nos propres alliés.

XL. « Il faut donc ne leur laisser l’espérance ni de se procurer par des discours ni d’acheter à prix d’argent leur pardon, comme s’ils n’avaient commis que de ces fautes légères attachées à l’humanité. Ce n’est pas malgré eux qu’ils nous ont blessés ; c’est avec connaissance de cause qu’ils ont ourdi leurs trames. Ce qui est digne de pardon, c’est ce qui est involon-

  1. Cette expression le petit nombre signifie les hommes les plus distingués par la naissance, le pouvoir, la dignité, la richesse. Cette classe était partout favorable aux Lacédémoniens et aux peuples du Péloponnèse qui vivaient sous un gouvernement aristocratique. C’est la même expression que j’ai traduite par le mot chefs dans la phrase suivante.