Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/325

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses biens à son profit. Ils pressèrent Théramène de prendre celui qu’il voudrait.

« Il serait honteux, leur dit-il, que des personnages qui se donnent pour les premiers de l’état, se comportassent avec plus d’injustice que des délateurs. Ces misérables laissent la vie à ceux qu’ils dépouillent : nous, nous perdrions des innocens pour ravir leur fortune ! Notre conduite ne serait-elle pas mille fois plus révoltante ? »

Les Trente, persuadés des lors que Théramène traverserait leurs projets, lui dressérent des embûches, le calomniérent, le dépeignirent à chaque sénateur en particulier comme un factieux bouleversant l’état ; puis, ayant appelé à eux une jeunesse audacieuse qu’ils armèrent de courtes dagues cachées sous l’aisselle, ils convoquérent le sénat. Théraméne venu, Critias se lève et parle en ces termes :

« Sénateurs, si quelqu’un de vous pense que l’on prononce trop d’arrêts de mort, qu’il songe que ces rigueurs sont communes à toutes les révolutions, que les partisans d’un gouvernement oligarchique ont nécessairement une foule d’ennemis, dans la ville la plus peuplée de toute la Grèce, une ville nourrie depuis si long-temps au sein de la liberté. Bien convaincus que la démocratie ne vous est pas moins à charge qu’à nous-mêmes, bien convaincus, d’une part, qu’elle ne sera jamais agréable à Sparte, à qui nous devons notre salut ; de l’autre, qu’il n’y a de sûreté que dans le gouvernement des grands, nous avons changé, de concert avec les Spartiates, la forme de notre république ; et nous cherchons à nous défaire de quiconque nous parait s’opposer à l’oligarchie. Mais nous croyons juste de punir surtout celui d’entre nous qui tenterait d’ébranler la constitution nouvelle : or, comme nous le savons, Théramène, que voici, fait tout ce qui est en lui pour nous perdre tous ; et pour qui cette perfidie serait-elle un problème ? Si vous y réfléchissez, vous verrez qu’il n’est aucun citoyen qui blâme l’ordre actuel plus que ce Théramène, aucun qui soutienne aussi ouvertement les démagogues dont nous voulons nous délivrer.

« Si dans le principe il eût eu cette opinion, nous le regarderions comme notre ennemi, sans avoir le droit de l’appeler pervers : mais c’est lorsqu’il a lui-même fondé notre union avec Sparte, lui-même détruit la démocratie ; c’est lorsqu’il nous a provoqués à sévir contre les premiers qu’on nous déférait, c’est lorsque nous sommes et nous et vous les ennemis déclarés du peuple, c’est alors que notre administration lui déplait. Oui, il veut, dans le cas d’une révolution contraire, se mettre à découvert et se soustraire à la peine que nous subirions seuls : nous devons donc le poursuivre, et comme notre ennemi commun et comme un traître. La trahison est plus à craindre qu’une guerre ouverte, parce qu’il est plus difficile de se garantir d’une embûche que d’une attaque ; elle est aussi plus odieuse. On se réconcilie avec des ennemis jurés, on leur donne sa confiance ; mais on ne fit jamais la paix avec l’homme qu’on reconnut traître ; toute confiance est désormais impossible.

« Et pour que vous sachiez que cette conduite n’est pas nouvelle dans Théramène, et que la perfidie lui est naturelle, je vais vous rappeler quelques traits de sa vie. Dans sa jeunesse, considéré du peuple, comme l’avait été son père Agnon, on l’a vu des plus ardens à ruiner la démocratie par l’établissement des quatre-cents, dont il fut une des colonnes. Le parti oligarchique lui a-t-il paru chanceler, aussitôt il s’est fait chef du parti contraire ; ce qui lui a mérité le surnom de cothurne (car un cothurne, également fait pour les deux pieds, s’ajuste à l’un et à l’autre). Je vous le demande, Théramène, un homme digne de vivre connaît-il cette politique qui engage les autres dans les affaires et change au premier choc ? Semblable au prudent nautonier, ne lutte-t-il pas contre la tempête jusqu’à ce qu’il souffle un vent favorable ? Peut on arriver au terme si, découragé, on change de route à tout vent ?

« On le sait, toutes les révolutions portent des fruits de mort ; mais n’est-ce pas vous qui, par votre inconstance, avez fait tomber tour à tour tant d’oligarques sous les coups du peuple, tant de partisans du peuple sous les coups de l’aristocratie ? N’est-ce pas à ce même Théramène que les généraux ordonnèrent d’enlever les Athéniens submergés à la bataille de Lesbos ? Il n’a point obéi ; et cependant il se porte l’accusateur de ces mêmes généraux, et cherche son salut dans leur perte. Un homme jaloux de s’agrandir de jour en jour, et qui ne respecte ni l’amitié ni l’honneur, mérite-t-il d’être épar-