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Hellé
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rêveuse, et fait une passion de ce qui restait un pressentiment.



NOUS MARCHIONS CÔTE À CÔTE…

Si je regrettais l’absence du jeune homme, si je pensais à lui avec plaisir, mon regret n’avait rien de poignant, mon plaisir n’avait rien de troublé. Je n’étais pas torturée par l’impatience d’aimer. Ma pureté m’était chère comme la liberté suprême permise à un être humain, comme un privilège accordé pour peu d’années et dont il me fallait jouir. Quand, par les midi brûlants, les châtaigniers me recevaient sous leur ombre, j’aimais à découvrir les sources qui jaillissaient au ras du sol, vierges et cachées comme ma vie. Je buvais dans le creux de ma main l’eau frigide que les hommes n’avaient point souillée en l’asservissant, l’eau qui n’avait reflété que l’azur du ciel entre le lacis noir des branches, les lances des iris et la forme de mon visage incliné. C’était au plus épais du bois, dans un ravin toujours humide d’où l’on apercevait, à travers un fouillis inextricable, la lointaine lumière verte des allées criblées de soleil. La source filtrait parmi les grosses pierres et remplissait une sorte de cuve naturelle tapissée de mousses prodigieuses nuancées du ton de l’olive au ton de l’émeraude, et molles, douces, fraîches sous mes pieds nus. Assise sur un fragment de roc, je sentais le remous frôler mes chevilles. Par une fantaisie puérile, j’appelais à haute voix les nymphes du lieu, et sur les cressons et les pervenches j’égrenais des gouttelettes en libation.

Le soleil horizontal rougissait l’orée des clairières. Je reprenais ma route à travers champs. Les mouvantes graminées qui montaient presque à mes épaules exhalaient une ardente et sèche odeur. J’y cueillais en passant des bluets bleus, de pâles bluets presque mauves, de sombres bluets violacés, et de grands pavots fragiles dont la tige colle aux doigts et dont la pourpre, en se fanant, semble se poudrer de cendre. À peine sortie des refuges où l’Eau mystérieuse est reine des verdures et des rochers, je croyais pénétrer dans le royaume de Cérès terrestre et solaire, déesse antique, bienfaisante à l’homme et qui lui conserve la vie par l’hymen fécond de la glèbe et du feu. Les travailleurs étaient partis. On n’entendait que les sauterelles stridentes.

… Ce furent des mois d’enchantement, la trêve unique que je ne retrouvai jamais, le seul moment où, sans livres, sans leçons, sans regards jaloux, sans curiosités éveillées autour de moi, je vécus de ma seule vie. Je restituai à la nature, en vénération, en amour, la volupté que je recevais d’elle par mes yeux ivres de sa lumière, par mes oreilles charmées de ses rumeurs.


XIII


Octobre nous ramena à Paris, et la vie de l’année précédente recommença. Je reparus aux soirées des Gérard : je renouai des relations affectueuses avec madame Marboy ; je préparai, chaque mercredi, le thé et le whist pour les vieux amis de mon oncle. Karl Walter était parti ; mais Antoine Genesvrier avait pris sa place et venait chez nous régulièrement.

L’oncle Sylvain avait réussi à vendre, dans d’excellentes conditions, les quelques volumes dont Genesvrier voulait se défaire. Genesvrier avait témoigné sa reconnaissance du service rendu ; mais, en pénétrant dans notre intimité, il gardait une extrême réserve qui arrêtait net l’expansion. Cette rudesse et cette gravité ne déplaisaient point à mon oncle. Pour moi, j’accordais à notre nouvel ami la dignité, le courage, une hauteur d’âme propre à susciter l’estime, mais je lui reprochais de ne point encourager les sympathies qui s’offraient.

— Voudrais-tu qu’il te chantât des romances ? criait mon oncle, avec une amusante indignation. Tu railles les jolis messieurs qui te courtisent chez madame Gérard, et, quand tu rencontres un homme, tu lui fais un crime de ne point ressembler à ces valseurs. Parbleu ! Genesvrier n’est pas galant. Il ne porte ni moustache en croc, ni col carcan, ni cravate de romantique, ni redingote à longue jupe, ni monocle au bout d’un ruban de moire.