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Hellé

capables, me semblait-il, de soulever le monde, j’étais pourtant tiraillé d’opinions contradictoires. J’allai consulter les hommes célèbres dont les œuvres résumaient, sans les résoudre, les problèmes moraux et sociaux qui me hantaient. Je voulus m’orienter aux rayons de ces grands phares, mais chacun n’éclairait qu’une partie de l’ombre. Quand je demandais la justice, le savant me montrait la Nécessité reine de l’univers, des lois fatales régissant les astres et les esprits, toute liberté illusoire, la guerre entre les espèces, la guerre entre les individus, l’égoïsme vital à la racine de tous les sentiments. L’historien me révélait le mensonge des codes. Le prêtre transportait la réalisation de la justice dans un au-delà problématique. Les politiciens vantaient chacun leur système et proposaient soit la table rase, soit le retour aux traditions mortes, soit des compromis qui ne pouvaient contenter personne.

» Ainsi, quand ma raison semblait satisfaite, quelque chose protestait dans mon cœur ; quand mon cœur était séduit, ma raison opposait des arguments à mes enthousiasmes.

» J’errais ainsi, plein d’idées et de sentiments inconciliables, quand, au cours d’un voyage à travers l’Europe, je me présentai chez Tolstoï. Bien que mon esprit n’inclinât point au néo-évangélisme prêché par ce grand homme, j’avais subi la secousse qu’il imprimait aux jeunes gens de ma génération. Il était un des dieux de ce Panthéon idéal que je portais en moi-même, et je l’aimais de réveiller les âmes engourdies dans le brutal utilitarisme de ce temps. De tous les coins de la Russie et de l’Europe, de jeunes hommes et de jeunes femmes venaient réclamer de lui un conseil, un mot qui décidât le sens de leur vie. Beaucoup, parmi mes compagnons de pèlerinage, étaient venus dans cette intention. Le maître leur répondit par ces paroles qui, paraît-il, lui sont si familières qu’elles sont devenues proverbiales dans son pays : « Simplifiez-vous. Asseyez-vous sur la terre. »

» Je ne partageais point toutes les doctrines de Tolstoï, ni sa théorie de l’amour, ni sa théorie de la non-résistance au mal, ni ce mysticisme particulier aux peuples slaves. Mon âme était facile à la tendresse, à la pitié, mais j’étais à la fois un rêveur et un combatif ; je ne séparais pas la pensée de l’action. Pourtant, le vieillard en blouse de moujik, penchant sur un établi de cordonnier son front génial et sa barbe de prophète, m’apparut comme l’annonciateur de ma destinée. Ne devais-je pas, dépouillant tout orgueil personnel, « m’asseoir sur la terre » entre les humbles et les petits, vivre de leur vie, les connaître, les aimer — et me relever plus fort pour les défendre ? Vainement j’avais cherché la justice auprès des savants, dans la nature, auprès des politiques, dans l’État. Au spectacle de la souffrance humaine, l’amour et l’indignation la révéleraient à mon cœur.

» J’étais riche et je me sentais peu de besoins. Avec l’enthousiasme naïf qui appartient à la jeunesse et qui en rachète les erreurs, je me plus à réparer le mal autant qu’il était en mon pouvoir. Je me plus à remettre quelques égarés dans la voie de leur vocation véritable, donnant à celui-ci le loisir nécessaire, à cet autre des instruments de travail, pareil au jardinier qui déracine les plantes semées au hasard et rend chacune au sol qui lui convient.

» N’ayant conservé que les ressources indispensables, ne souffrant point de ma pauvreté, je commençai une descente dantesque dans les cercles de l’enfer social. J’en garde encore l’épouvante. Partout je vis le fort écraser le faible, l’homme opprimer la femme, l’injustice naturelle et conventionnelle peser sur l’enfant. En haut, je trouvai l’indifférence et le mépris ; en bas, l’abrutissement et la haine. Je parcourus les hôpitaux, les prisons, les ateliers, les bouges. Souvent méconnu, suspect à ceux-là que je voulais servir, je vis parfois mes efforts tourner contre moi-même. Et, pleurant sur mes déceptions et mon impuissance, je compris l’énorme difficulté de l’œuvre de rénovation qui ne s’accomplira qu’au prix