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Un soir, en sortant d’un café — Mme Capdenat était au mois de Marie — l’entrepreneur échauffé et vociférant s’arrêta tout à coup, desserra sa cravate et tomba roide sur le pavé des Cornières. Ses partisans l’emportèrent chez lui. On le coucha. On le saigna. On le sauva. La campagne était finie.

Le marquis de Bajac fut élu. Il ne siégea pas longtemps à la Chambre. Le 2 août, il remettait son vieil uniforme de chasseur et allait se faire blesser en Lorraine. Cette blessure devait assurer sa réélection, en 1919.

Capdenat ne s’en consola jamais.

Années de guerre, dans le noir ennui de la petite ville où l’on n’a même pas la diversion du péril proche et personnel, trains de blessés, réfugiés qu’on se partage, soupes populaires, gouttes de lait, intrigues, papotages, douleurs cachées, angoisse qui voudrait s’étourdir, et la tache noire des deuils qui s’élargit… Raymond est à Verdun, Geneviève est à l’hôpital, Mme Capdenat est à l’église. Capdenat ne travaille plus. Tous les ouvriers du bâtiment se transforment en ouvriers d’usine.

On ne construit pas, on fabrique des obus. Dans une assemblée de barbons, où le curé prend place auprès du ministre protestant, Capdenat essaie encore de jouer au chef. Son attaque l’a diminué physiquement. Son échec l’a ulcéré. Il tire quelque gloire d’avoir un fils au front, et, quand Raymond, blessé et trépané, revient en convalescence, il se promène, sous les Cornières, au bras du « jeune héros ». À la maison, le « jeune héros » n’est plus qu’un fils exigeant, bientôt un fils révolté. Il annonce la loi nouvelle que dicteront les combattants ! « À bas les vieux, au fumier les débris de l’avant-guerre ! »

Les voisins entendent les échos de leur querelle.

— Me prends-tu pour un gâteux ? J’ai encore de la poigne, et tu t’en apercevra

— Venez-y donc !… Un père, ça !… Je préfère les Boches…

— Hé bien, retournes-y !…

« Des mots !… Ça ne signifie rien, les mots que l’on crie dans la colère », explique Mme Capdenat, qui craint le scandale et veut sauver le bon renom familial… « Mon mari est un peu vif, et mon pauvre Raymond a le droit d’être susceptible. Il a tant souffert… »

Guéri, le fils Capdenat disparaît. Il ne peut plus combattre. On l’utilise à l’arrière, dans un bureau. Il écrit peu ou point. On ne le revoit qu’à l’enterrement de sa mère, morte tout doucement, le cœur usé, sans déranger personne…


Se peut-il qu’une ombre de femme, vieillotte et falote, qui parlait si bas, dont les gestes déplaçaient à peine un peu d’air, laisse après elle un si grand vide, ce trou de silence où Geneviève est tombée ? Le sévère deuil provincial ensevelit la jeune fille sous les lainages et les crêpes. Persiennes closes, portes fermées. Les meubles du salon, les lustres, les miroirs dorment dans leurs suaires blancs. Quelquefois, une visite : un prêtre, une religieuse, amis de la morte, ou la vieille marraine de Geneviève, Mme de l’Espitalet, venue de son château corrézien. Le père est absent. Il a rouvert quelques chantiers. Depuis l’armistice, on dit partout que les affairer vont reprendre. Tous les frais de la guerre, les pensions, les réparations, l’Allemagne les paiera. Voici le temps des brusques fortunes, l’ascension du quatrième État, le pullulement des intermédiaires et des spéculateurs, l’enrichissement des campagnes et, dans les grandes villes, la bacchanale des nouveaux riches, au bruit du jazz américain…

Villefarge même, dans son antique assoupissement, tressaille et change de figure… Allons ! un Capdenat n’est pas vieux à soixante-cinq ans. Il doit tenter encore sa chance. Son deuil ne le gêne pas. Il ne parle jamais de la défunte — « À quoi bon pleurer sur les morts ! ça ne les fait pas revenir » — et, s’ennuyant chez lui, il vit au café où l’on traite toutes les affaires entre hommes.

Bons repas, voyages mystérieux — la mort de sa femme ne l’a privé de rien,