Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/15

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pas même de femmes ! — et l’ardeur terrible de jouir de la vie, avant la dégringolade finale !… Quelques accidents fugitifs : une somnolence imprévue à la fin d’un dîner, un petit embarras de la parole, c’est peu de chose. Pourtant le médecin parle de régime. « Renoncer aux plaisirs de la table et du lit », comme dit pompeusement et pudiquement — le Dr Bausset… Balivernes ! Capdenat est toujours Capdenat.

— Tâtez ces biceps, docteur ! C’est du rocher !

— Eh bien, vivez et mourez si ça vous chante, mon bon. Seulement, mettez vos affaires en ordre et mariez votre fille.

Marier Geneviève !… La doter ! Merci bien ! Il y a trop d’argent engagé dans ces mirifiques « affaires » qui vont donner à Capdenat la grosse fortune ! On ne tue pas la poule aux œufs d’or. Ce serait trop bête. Et puis, Geneviève ne veut pas se marier.

— Qu’en savez-vous ? dit le docteur. Elle a vingt-deux ans…

— Trop jeune… Peut attendre… Et qui tiendrait la maison ?… Si j’ai une fille, c’est pour moi d’abord. Le devoir filial, qu’en faites-vous ?… Marier Geneviève ! Vous badinez !

En 1922, un célèbre architecte parisien, Lucien Alquier, vint à Villefarge pour restaurer l’église paroissiale et donna l’entreprise des travaux à Capdenat. C’était un homme de quarante-trois ans. Ses cheveux plats collaient à la nuque, aux tempes, comme un casque d’ébonite noire. Visage intelligent et fatigué, ciselé dans une matière si fine que les rides précoces semblaient les « accents » volontaires, mis à la juste place par le burin d’un graveur. Les yeux d’un vert brouillé, impénétrables sous tes grosses lunettes d’écaille. La bouche amère au repos, charmante dans le sourire, un peu déviée à gauche sous une canine dorée. Tel quel, il pouvait prendre femme parmi les belles et les riches, en un temps où la disette d’hommes jeunes condamnait des milliers de Françaises à la solitude. Pourquoi choisir Geneviève Capdenat ? Elle n’était pas sa contemporaine. Par l’éducation qu’elle avait reçue, elle retardait de quarante ans. Par les années, elle était une enfant auprès de cet homme mûr. Et il y avait Capdenat, le père ! Cependant Lucien Alquier s’entêta à vouloir la belle aux cheveux d’or, enfermée dans la tour d’ivoire de son ignorance, prisonnière du dragon paternel. Il ne lui fut pas difficile de troubler une fille romanesque, saturée d’ennui, curieuse comme Psyché et qui ne distinguait pas encore ses sens de son cœur. Capdenat fut ébloui par ce mariage. Devenir le beau-père de Lucien Alquier, architecte diplômé du gouvernement, envoyé en mission spéciale par les Beaux-Arts, officier de la Légion d’honneur, ami des ministres, et dont on lisait souvent le nom dans les journaux, quelle gloire pour le petit entrepreneur rouergueis ! Capdenat entrevoyait de fructueuses affaires dans les régions libérées. Il fit un voyage à Paris, fut reçu chez le fiancé de sa fille et revint émerveillé… Villefarge connut, par les descriptions qu’il en fit, l’appartement de l’architecte.

« Tout moderne, au plus haut d’une maison de huit étages en ciment armé, avec vue sur le Bois. Des meubles bizarres : on dirait des caisses. Ça n’est pas ce que je préfère, et, quant aux peintures, c’est du sauvage. Mais il faut voir l’ascenseur, tout doux, tout doux, et le calorifère, et la salle de bains en mosaïque d’or, et le service ! un domestique tellement distingué qu’il a l’air d’être « automatique »… Oh ! il y a de l’argent là-dedans. »

Le bon sens chavirait dans la griserie vaniteuse. Capdenat, pendant les fiançailles, prolongées à cause du deuil, s’imagina vraiment qu’il aimait sa fille. Il lui donna une dot qui lui semblait énorme parce qu’il n’était pas encore accoutumé aux valeurs nouvelles de l’argent : deux cent mille francs, dix nulle pour le trousseau ! Et quelle messe en musique ! Quel déjeuner à la Pomme-d’Or ! Mme de l’Espitalet, la marraine de Geneviève, vint tout exprès à Villefarge. Le marié, impassible et poli, se prêta complaisamment à tout ce que voulait son beau-père, et même le