Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/20

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rouerguois, sur le palier. Ces soirs-là, Monsieur dînait au café ou au restaurant de la Pomme-d’Or avec les fonctionnaires célibataires, et, le lendemain, apparaissait Maria-la-Bossue, fée de troisième classe, presque un gnome en jupon, qui venait exercer, par intérim, ses sortilèges culinaires et ménagers chez l’ogre des Cornières. Maria-la-Bossue, créature excellente, ne prétendait pas égaler ses maîtres et se contentait d’un salaire modique, parce que sa laideur et sa bosse la dépréciaient… D’ailleurs, elle ignorait la perfection de l’astiquage et ne variait jamais sa cuisine, trois ou quatre mets, fort bons, mijotés sur un fourneau-potager, dans des poêlons en terre.

La patronne de la Pomme-d’Or, la caissière du café Rouergat, la mercière — locataire de M. Capdenat — cherchaient pour lui une servante nouvelle… Cinq, six, dix défilèrent, puis le recrutement parut impossible. La réputation de la maison était bien établie. Aucune bonne, un peu renseignée, n’entrerait chez M. Capdenat. L’embauchage ne réussissait que par surprise, par l’appât du gain ou l’éloquence de la caissière du café, véhémente enjôleuse. À la fin, il parut que M. Capdenat éprouvait une jouissance sadique à ces expulsions de bonnes. Cet exercice le désennuyait comme un sport dont on apprend les finesses en l’exerçant. Il provoquait lui-même les embarras qui lui permettaient de se plaindre. Il s’accoutumait à la catastrophe. Il la préméditait :

« Demain, je f… la bonne à la porte ! »

Et il racontait la scène aux joueurs de dominos, avec de grands éclats de voix, retrouvant sa verve passée, forçant le rire par une bouffonnerie ordurière. Il prenait à ces récits le plaisir qu’ont les femmes à rabâcher les histoires de servantes, et cela, qui avait diverti les auditeurs masculins, finissait par leur répugner un peu. Ils disaient : « Le pôvre Capdenat ! » et de hocher la tête, avec un air de pitié où il y avait un sentiment de revanche sur l’homme fort, ainsi diminué, et un blâme pour les enfants.

— Le fils ? Prrrt !… Envolé… La fille ? elle ne s’occupe guère du vieux papa. C’est vrai qu’il n’est pas commode, mais un père est toujours un père.

— Ah ! ces enfants d’aujourd’hui !

Geneviève passa pour « dénaturée ».

Que lui reprochait-on ? Rien et tout. Rien de précis. Tout ce qui tient dans ce mol : « dénaturée ». Capdenat créa et entretint l’odieuse légende. On a tant de propension instinctive à critiquer les absents et les heureux qu’on ne s’avisait pas de la contradiction évidente : si le père Capdenat avait quitté Paris, de son plein gré, pourquoi se plaignait-il de sa solitude ? Sa fille ne pouvait pas vivre avec lui. Elle était mariée, et ce n’était pas vrai qu’elle l’eût abandonné. Quand il restait plus de huit ou dix jours livré aux soins élémentaires de Maria-la-Bossue, elle accourait. Si elle ne trouvait pas, sur place, la servante désirée, elle avait recours à sa marraine qui savait les ressources du pays, en cuisinières, jardiniers, gens à tout faire. Elle partait pour l’Espitalet et revenait le surlendemain :

« J’ai quelqu’un… »

La fille arrivait et s’en allait bientôt, comme les autres… La comédie recommençait. Ce fut presque une tragédie lorsque la vieillesse et la maladie précipitèrent la déchéance de Capdenat.

Que de fois Geneviève reçut des dépêches comminatoires ! « Servante partie. Suis seul » Et si la réponse tardait d’un jour : « Père malade, venez », avec la signature de la mercière. Geneviève croyait son père mourant et s’accablait elle-même de reproches qu’elle ne méritait pas. Elle trouvait la bossue dans la cuisine et M. Capdenat dans son fauteuil voltaire, à côté de la cage des serins, le chat Sans-Oreilles sur les genoux, car la fantaisie lui était venue, sur le tard, d’aimer les bêtes…

« Je vais mieux, mais j’ai failli crever… et, naturellement, j’étais seul. »

Il fut un temps où Geneviève n’alla plus solliciter Mme de l’Espitalet, par dis-