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Naguère, quand la boutique du rez-de-chaussée n’était pas louée et que les Capdenat occupaient toute la maison, l’on allait de l’entresol au premier étage par le grand escalier de pierre. Maintenant, l’on y grimpe par une sorte d’échelle de meunier, en se cramponnant à la main courante, et l’on aborde un vaste corridor dallé qui surplombe la galerie des Cornières.

Trois fenêtres à meneaux regardent la place, opposées aux trois portes des chambres, et, tout au bout, un petit escalier, tournant dans une étroite tourelle, conduit à d’autres pièces dans les combles.

— Ma chambre est ici, dit Geneviève. Celle du bout, c’est… c’était la chambre de mon frère. Vous aurez celle du milieu. Une sonnette y est installée qui communique avec l’appartement de papa. Il ne quitte jamais l’entresol. Sa jambe malade ne lui permettrait pas de monter cet escalier si raide.

— Je pourrais peut-être loger près de lui ?

— Une seule chambre serait disponible, en bas, et c’est celle de ma pauvre maman. Personne n’y entre jamais. Si mon père était alité, on vous mettrait un lit dans le salon.

— Comme Madame voudra.

— J’espère que vous serez bien, ici.

— Je suis bien partout.

Mme Alquier introduit la gouvernante dans une longue pièce obscure et va pousser les volets, démasquant un petit dédale de toits, de ruelles et de jardins.

— La vue n’est pas désagréable. On a le soleil du matin, et le lit est bon ; j’ai laissé la couette de plume sous le matelas. Ainsi, vous serez bien couchée.

Elle sourit, animée d’une bienveillance timide, et cédant au besoin d’être aimée qui fait son charme et sa faiblesse. Mlle Vipreux ne regarde pas le lit, ne s’approche pas de la fenêtre. Elle murmure seulement :

— Je ne suis pas difficile.

— Asseyez-vous, je vous prie.

Il y a un fauteuil dans la chambre, mais Mlle Vipreux l’écarte et se pose au bord d’une chaise, les épaules rentrées, les genoux joints.

Si c’est déjà la nuit à l’entresol, c’est encore le crépuscule sous les solives blanchâtres, entre les murs tapissés d’un vieux papier presque sans couleur. Un édredon bombe le lit de noyer. Peu de meubles : une commode, un guéridon ovale à dessus de marbre qui bascule lorsqu’on le touche, un fauteuil pouf couvert d’une dentelle au crochet. La netteté, la froideur de ces chambres de couvent où demeurent de vieilles dames pensionnaires.

Maintenant, Geneviève Alquier voit, bien en face, la gouvernante envoyée par les religieuses de Figeac. Un âge indécis : cinquante ans peut-être. Rien de la dévote classique. Une provinciale pauvre, habillée d’un manteau demi-long, coiffée d’un chapeau de crêpe noir que le chignon déforme en arrière, chaussée de bas de fil et de souliers à talons plats. L’extrême minceur du corps lui laisse un air de jeunesse. Le visage d’ancienne blonde, ravagé de rides et comme bouilli, avec des fils de couperose sur les pommettes, a pu être agréable, autrefois, malgré la bouche serrée et le menton pointu. Obstinément baissées, les paupières sont bordées de cils roussâtres.

— Mlle Vipreux…

Il faut bien que les paupières se lèvent, découvrant deux petits yeux gris jaunâtre aiguisés par une méfiance attentive.

— …Avant de vous présenter à mon père, je dois vous parler de lui. Vous savez qu’il est souffrant, un peu infirme et… difficile… Oh ! ce n’est pas un méchant homme. L’âge, la solitude, certaines déceptions l’ont aigri… Il aurait voulu vivre à Paris, chez moi, et cela, pour diverses raisons, est impossible… J’ai tâché de lui rendre la vie moins triste, mais une femme mariée n’est pas libre. Elle a des devoirs