Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/49

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du Rouergue et du Quercy ne sont que des failles profondes où se resserre la vie végétale. Un enchevêtrement de saules, de hêtres et de châtaigniers cachait les eaux torrentueuses. Sur des gradins taillés, des maisons épousaient le roc, et leurs cheminées fumaient au-dessous des potagers et des vignes. Les arbres se clairsemèrent. Des maïs, des tabacs, des prairies d’un vert naïf où tremblaient des milliers de marguerites rayèrent obliquement les pentes tout argentées d’arbres en fleur. On apercevait de petits hameaux, et toujours ces maisons contre le rocher. Beaucoup étaient des coques vides.

Geneviève les comptait, machinalement.

— Encore une maison inhabitée.

— Hélas ! Vous en verrez bien d’autres…

La route remonta. Elle atteignit le rebord du plateau et s’allongea, blanche et pulvérulente, sur l’immense pays des pierres.

Le radiateur du torpédo s’échauffait.

— Allons à Saint-Mars-de-la-Lande, dit le docteur. Nous y trouverons de l’eau et vous verrez cette chose triste : un village qui meurt… Je l’ai cité dans ma brochure… Six cents habitants, en 1720 ; cinq cents, au début du dernier siècle, et maintenant !… une vingtaine.

La place où il arrêta sa voiture, c’était, en tout petit, les Cornières : des maisons penchantes et des arcades. Une charmante église arrondissait un porche à plein cintre, orné d’une Vierge en majesté. Le visage de cette Vierge était martelé comme le visage de l’Enfant qu’elle tenait debout dans son giron. Sur un coté du porche, à l’extérieur, pendaient des lambeaux d’affiches décolorées. Des fragments de phrases étaient encore lisibles… « Appel aux électeurs… Votez pour… Laïcité… Démocratie… Réformes sociales… Le pays confiant dans ses destinées… »

Mais, au geste de la mère présentant le Sauveur du monde comme à l’appel du candidat promettant le paradis démocratique, qui donc répondrait dans ce village ?

Toutes les maisons de la place étaient mortes. Les volets se disloquaient. Des planches aveuglaient des fenêtres. Une ruelle, envahie par les orties, barrée par un éboulement, montrait un aspect de ville bombardée : murs fendus de lézardes, toits crevés tombés à l’intérieur, charpentes dénudées comme les côtes d’un squelette, cheminées oscillantes et, sur le pignon de ce qui avait été une salle, la trace noirâtre de ce qui avait été un foyer. Des arbres fruitiers qu’on ne taillait plus poussaient au hasard. Un immense rosier blanc, inextricablement mêlé à une vigne, fleurissait ce cimetière.

Geneviève était descendue de voiture. Elle fit quelques pas dans la ruelle, cherchant une forme humaine, une âme humaine… Des lézards engourdis au soleil disparurent dans les trous des murailles. Un oiseau ébranla la neige odorante du rosier. Ainsi, la vie animale et végétale continuait, en ce lieu où la nature allait effacer jusqu’au souvenir des hommes. Dans vingt ans, dans dix ans peut-être, il n’y aurait plus là que des pierres informes mangées par la broussaille.

Geneviève revint vers la place.

— Il n’y a personne ici, personne…

M. Bausset s’affairait au-dessus du capot relevé de sa voiture. Il répondit :

— Il y a au moins une Parque, avec sa quenouille et son fuseau.

Quelque chose remua contre un pilier, un tas de chiffons gris qui était une très vieille femme, affreusement sale et déguenillée. Elle avait un bonnet crasseux, les pieds nus dans des sabots, et elle tenait une quenouille.

Le docteur cria quelques mots en patois. La vieille approcha, tendant la main et branlant la tête.

— Elle veut une aumône, dit Bausset. On n’en rencontre plus beaucoup, de ces filandières. Celle-là est en enfance, mais elle sait bien accourir quand il passe