Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/55

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— Ma chérie !

De sa main mutilée, il maniait le volant, fier de son adresse patiemment apprise. Les yeux bleus de Geneviève l’enveloppaient d’une fluide douceur. Elle demanda :

— Tu m’aimes autant que je t’aime ?

— Bien davantage !

Elle se rappela le ton dédaigneux de Gérard Lacoste : « Bernard ! Quelle brute ! » et elle compara le jouvenceau féminisé avec le rude chasseur qui avait été un rude soldat. Bertrand de l’Espitalet ! Des muscles d’athlète, un cœur de bon petit garçon, brave sous les obus et faible devant la femme. De l’esprit et pas de jugement. Avec cela, la prétention d’être habile en affaires et capable de gagner beaucoup d’argent, comme les autres. Très généreux. Un peu égoïste. Un homme…

— Tu vois, dit-elle gaiement, j’ai suivi tes instructions qui auraient pu m’arriver plus tôt, soit dit sans reproches.

— Savais-je quand je serais libre, et toi, tu attendais ta duègne.

— Peu importe ! Je suis là, et si heureuse, mon amour, si heureuse !

— Que tu es charmante ! fit-il attendri. Moi aussi, je suis heureux de t’emmener à la Sarrasine, comme autrefois. Tu te souviens ?… Tu revenais aussi de Villefarge…

— Notre première nuit…

Il lui donna un baiser sans cesser de surveiller la route.

— Recommencer ! Cela me tentait. Et c’est presque un anniversaire.

— Deux ans déjà.

— La seconde nuit.

— Hélas ! Elle sera brève, mon pauvre amour. Il faut que je sois à Brive au petit jour, de manière à descendre réellement dans un hôtel. Il faut que je puisse téléphoner à Paris avant l’heure où l’on m’enverrait chercher à la gare d’Orsay. Il faut que je puisse justifier mon retard, empêcher que l’on ne télégraphie à Villefarge ou à Puy-le-Maure. Je suis surveillée, même de tous. On se méfie de tout.

L’homme, déçu dans son désir, se soulage par la brutalisé. Bertrand jura violemment.

— Quelles complications !… Évidemment, je ferai ce que tu veux, mais je n’essaie pas de comprendre. Je te croyais libérée.

Elle dit avec un pauvre sourire tout près des larmes :

— Libération conditionnelle.

Il continua d’exhaler sa mauvaise humeur.

— Heureusement que tu es rusée. J’admire la finesse des femmes.

Geneviève repartit :

— Ne m’admire pas trop. Je n’étais pas menteuse. Je le suis devenue pour me garder à toi.

— Je le sais, fit-il repentant. Je n’ai pas voulu te blesser. D’ailleurs, dans ton cas, tout est permis. Il n’y a pas de mensonge. Il n’y a que du camouflage.

Geneviève ne voyait pas la différence. Bertrand ne s’attarda pas a l’expliquer, n’étant pas, dit-il, de ceux qui se perdent « dans les barbelés de la psychologie ».

— N’aie pas de honte, ma chérie. Si une femme a des excuses d’aimer en contre-bande, c’est bien toi.

Ils étaient mal à l’aise, humiliés par une contrainte qui leur fermait la bouche. Une convention tacite, grosse de malentendus, créait entre eux un domaine interdit, comme il arrive toujours quand un des amants n’est pas libre et que l’autre ne doit pas ou ne peut pas l’aider à s’affranchir. Geneviève connaissait assez bien la vie de Bertrand. Bertrand ignorait presque tout de la vie de Geneviève. Même dans la folie dès premières careses, lorsque montent aux lèvres des amants, avec les baisers, ces aveux imprudents qu’on regrette le lendemain, elle était restée mystérieuse. Des larmes. Un cri. « Tu m’as Sauvée. » Plus tard, elle avait écrit :