Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/60

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Il dit, franchement :

— Elle est venue voir mes bœufs que je lui ai vendus le plus cher possible, après une discussion serrée, et, comme il pleuvait des câbles, je l’ai priée à déjeuner. Mais ça n’est pas une femme, c’est le parfait garçon manqué. Un type que j’abhorre. Beaucoup de mérite, assurément. Très instruite. Bachelière. La gloire du lycée de Rodez, et capable d’être un cordial camarade quand ses intérêts ne sont pas en jeu. Mais ces femmes modernes qui savent tout et n’ont pas de gorge, elles me plaisent comme la grippe ! Je suis traditionaliste en amour. J’aime la belle chair, douce et fleurie. C’est un goût français.

— Un goût de province, dit Geneviève, et ils rirent tous deux comme si leur entente s’était soudain resserrée.

Pour ne pas compromettre son amie devant le domestique qui bavarderait, Bertrand ne faisait aucune allusion à Villefarge et à Paris. Aussi revenait-il fatalement à lui-même, ce qui lui soulageait le cœur, mais risquait de l’assombrir. Il se plaignait — qui donc en France ne se plaint pas ? — et parce que Geneviève prétendait que la terre enrichit ses possesseurs, il se fâchait presque, mais, bientôt, donnant un tour de plaisanterie à ses récriminations, il accusait le fisc, la concurrence étrangère, la propagande communiste, l’esprit démagogique des lois, la corruption des politiciens. Sa verve devint plus amère. Geneviève songea aux propos du Dr Bausset, aux paroles de sa marraine : « Les affaires de Bertrand me préoccupent. » Elle observa les reprises de la belle toile ouvrée, les fêlures des porcelaines, une cendre de poussière au pli d’un rideau. Cela signifiait le désordre et le coulage que l’homme ne voit pas, jusqu’à ce qu’il en subisse les conséquences tragiques. Comme chez M. Capdenat, tout, à la Sarrasine, disait la maison sans femme, le maître livré aux serviteurs, insouciant de cette dépendance, parce qu’il était jeune et vivait beaucoup au dehors. Il n’en souffrait pas encore, ou il croyait n’en pas souffrir. Mais un jour viendrait où, moins jeune, il serait moins patient. Alors…

Le café était servi dans le salon. Geneviève et Bertrand se perdirent parmi les steppes du parquet ciré où le tapis d’Aubusson mettait une oasis pâlissante. Ce salon, froid en toute saison, était bien laid, malgré quelques beaux meubles du dix-huitième siècle qui rachetaient l’horreur des peluches galonnées.

Cote à côte sur le canapé, les amants s’enlacèrent, et Geneviève coucha sa tête sur l’épaule de Bertrand. En face d’eux, M. Casimir de l’Espitalet, peint vers 1845 par un élève d’Ingres, les considérait d’un air de blâme. Cet ancêtre avait des favoris, un col à pointes, une cravate à triple tour, une redingote à grand collet, un gilet jaune. Son front était sévère. Cependant, Bertrand lui ressemblait. Il lui ressemble¬ rait tout à fait quand il aurait la cinquantaine et qu’il serait un grave père de famille. Où serait alors Geneviève si elle n’était pas avec lui, destinée à vieillir avec lui ? Et si la vie ne devait pas les réunir, penserait-il quelquefois, en prenant son café dans ce salon, penserait-il qu’un soir ancien il s’était assis sur ce canapé auprès de sa maîtresse blonde ?

— À quoi rêves-tu, mon amour ? dit Bertrand, ému par le parfum de Geneviève.

— Je regarde le portrait de ton bisaïeul. Il me semble fâché de me voir ici.

— Bah ! Il était un vert-galant dans sa jeunesse, ce grand-père Casimir. C’est sa cravate et sa redingote qui sauvent sa dignité. Ne te gêne pas pour lui. Il fut toujours indulgent aux jolies femmes.

— N’y avait-il pas, l’autre année, sous ce portrait une commode en bois de rose ?

— Une commode Louis XVI. Je l’ai vendue.

— Vendue ?

— Hélas ! Un juif qui achète pour l’Amérique a fait une razzia dans le pays. Il m’a offert dix mille francs de ce meuble. Et j’en avais besoin de ces dix mille francs.