Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/69

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Aucune lettre ne vint. Elle savait qu’il n’était pas malade puisque Mme de l’Espitalet le voyait assez souvent. Les nouvelles indirectes, venues par la bonne marraine, rassuraient Geneviève et la consternaient. Bertrand se portait bien et vivait sa vie coutumière ! Était-il donc si vindicatif, si peu généreux qu’il fît de cet affreux silence la punition d’une faute involontaire ? Geneviève cessa d’écrire, mais elle ne cessa pas d’aller à la poste et de s’entendre dire :

« Rien. »

Dehors, elle marcha au hasard, étourdie par le choc de la déception, quittant une rue pour une autre rue et tâchant que le rythme régulier de ses pas s’imposât aux forces désordonnées qui s’agitaient en elle. Le sol était cotonneux sous ses pieds. Les formes et les couleurs tremblaient comme à travers une eau remuée. Et, soudain, elle s’aperçut qu’elle pleurait, qu’elle ruisselait de larmes. Ainsi, d’une veine ouverte, indolore, coulent, coulent intarissablement le sang et la vie.

« Je ne veux pas pleurer. Je ne veux pas », se dit-elle, saisie d’une honte enfantine sous le regard détourné des passants. « Je ne peux pas. » Mais le flot doux amer, jailli de sa souffrance, l’aveuglait. Un taxi passa. Elle lui fit signe. Le chauffeur lui demanda où elle voulait aller. Alors, une idée traversa son cerveau, où les pensées couraient à la débandade, et elle jeta une adresse…

Derrière le cimetière du Père-Lachaise, le faubourg a conservé, par places, sa figure d’autrefois, avec de petites rues à gros pavés, bordées de jardinets et de palissades, et des bicoques longues dont le toit montre encore la lucarne à poulie d’un grenier. Le taxi dépose Geneviève devant une maison à deux étages, dont la porte s’ouvre entre une épicerie et un débit de vin. Elle dit au chauffeur :

— Attendez.

Par le corridor encombré de voitures d’enfants et de bicyclettes, elle parvient à une cour où il y a un puits sous un fusain, des planches dressées contre le mur et un cénacle de chats. Au fond, le vitrage d’un atelier. Un nom est peint sur la porte :


CHABARAUD
ébéniste

Pas de sonnette. Geneviève frappe au vitrage.

— Qu’est-ce que c’est ? crie une vieille voix de femme édentée.

— M. Chabaraud est-il chez lui ?

La porte s’ouvre.

— Madame Alquier ! Bonjour, madame Alquier ! Entrez, je vous prie. Le patron va venir. Et vous voilà donc en promenade de notre côté ! Ça va-t-il comme vous voulez, madame Alquier ?

Joues en pomme et chignon en caillou gris, Mme Chabaraud — la « citoyenne Chabaraud » — a un reste de fraîcheur paysanne que cinquante ans de Paris n’ont pu détruire sur son petit visage, autrefois joli. Elle est très propre, fidèle aux jupes rondes et aux corsages tendus sur un corset inflexible, ce qui lui prête un air de dignité plébéienne, périmé comme sa politesse naïve.

L’odeur du bois frais, l’établi, les outils plaisent à Geneviève. Ici, l’on sent quelque chose de sain et de franc, l’esprit même de l’ancien artisanat parisien qui va disparaître dans la servitude anonyme de l’usine. La chambre et la cuisine font suite à l’atelier. Mme Chabaraud introduit Geneviève dans la chambre. Elle lui offre un fauteuil en moquette et s’en va prévenir le « patron » qui est en haut à réparer une porte. On l’entend taper : Pan !… Pan !… Pan !… Et le plafond fendillé, tremblant sous le choc, à chaque coup émiette son plâtre.

Geneviève s’assied le dos à la fenêtre pour qu’on ne voie pas qu’elle a pleuré.