Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/82

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— Comment, elle n’est pas dans sa chambre ? Mais si, qu’elle y est. Elle plie son linge et elle en a pour jusqu’au dîner, tant qu’elle est grande, l’armoire noire !

— L’armoire noire !

Dans la chambre de Renaude, il n’y avait qu’une commode en noyer.

Geneviève sortit de la cuisine, traversa le salon et ouvrit la porte qu’on n’ouvrait jamais.

Là, était la chambre conjugale des Capdenat, condamnée depuis que Berthe Capdenat était morte, la chambre bleue avec ses meubles en poirier noir : le lit où Raymond et Geneviève étaient nés et la grande armoire à trois portes en face de la fenêtre. Devant cette armoire ouverte, Mlle Vipreux pliait et rangeait ses effets qui garnissaient abondamment les planches intérieures.

— Madame me cherchait ? dit-elle, et elle souriait d’un air amène, j’étais occupée ici.

— Je vous avais cherchée dans votre chambre.

Renaude se redressa :

— Madame ne savait pas que Monsieur m’a obligée à déménager ?… Monsieur ne l’a pas écrit à Madame ?… Alors, je comprends que Madame soit montée là-haut… Hé oui, j’ai dû…

Elle soupira :

— …J’ai dû quitter mon ancienne chambre qui me plaisait tant. Monsieur l’a exigé. Il a des insomnies, des peurs, comme tous les gens qui vieillissent. Il craint de mourir subitement. Il faut que je sois tout près de lui, le plus près possible, pour accourir, dès qu’il frappe au mur… Quelquefois, il n’a pas le temps de sonner… Je me précipite, pieds nus, et je tousse le lendemain, mais ça n’a pas d’importance… « Que voulez-vous, monsieur ? De la tisane, un bain de pieds, des ventouses, un cataplasme ? » Souvent, il répond : « Je veux seulement que vous restiez là. P Et il ne s’aperçoit pas que je grelotte. C’est comme ça, les vieillards.

Elle hâtait son débit, en élevant la voix jusqu’à ce diapason suraigu qui révélait chez elle la nervosité exaspérée ou la colère. Geneviève ne se laissait pas étourdir par cette cascade de paroles. Elle considérait l’armoire, le linge empilé, un manteau jeté sur le lit.

— Je ne pense pas, reprit Mlle Vipreux qui devenait agressive, je ne pense pas que Madame me reproche d’avoir obéi à Monsieur.

— Je ne vous reproche rien. Je regrette seulement que M. Capdenat n’ait pas respecté la chambre de ma mère qui…

Mlle Vipreux bondit.

— Pas respecté ?… Qu’est-ce que madame veut dire ? Quelles insinuations ? Je suis une honnête fille, moi, madame, et tout le monde le sait… Pas respecté !… Pas respecté !

Elle dardait sa petite tête au bout de son cou maigre, qui se détendait par secousses. Ses yeux avaient rougi. Ses doigts se crispaient sur le vide. Tout son corps, reculé, arqué, semblait prêt à sauter sur l’ennemi.

— Je n’ai rien insinué. Qu’avez-vous donc compris ? dit froidement Geneviève.

Elle quitta la chambre et monta chez elle. Là, elle se dit :

« J’ai eu tort. Puisque papa l’avait exigé… »

Mais il lui était intolérable que Renaude Vipreux fût dans cette chambre.

Elle mit une bûche au feu et sonna. Personne ne vint. Elle devait renoncer à son thé. Tant pis ! Elle n’était pas en humeur de reprendre la conversation avec Renaude. Pour s’occuper, elle défit sa mallette. Une poche de cuir, fermant à clef, contenait les lettres de Bertrand, reçues pendant l’été. Geneviève eut envie de les porter immédiatement dans le secrétaire de la chambre haute. Mais elle s’avisa qu’il faisait un froid cruel et qu’elle se sentait déjà mal à l’aise. Rien ne pressait. La pochette était bien close. Elle la remit dans la mallette et s’assit près du feu.