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LA VIE LITTÉRAIRE


LE ROI BARRAS

Nul ne s’est soucié, voilà deux ans — exactement le 19 janvier 1929 — de commémorer le centenaire de la mort d’un personnage qui a fait une époque de la vie parisienne : Barras. Pas une inscription, pas un discours. Pas même un livre. Je me trompe. Le livre a paru. Il vient de paraître, mais avec deux ans de retard sur la date évocatrice. M. Henri d’Alméras, qui a raconté dans une demi-douzaine de volumes la vie parisienne de la Révolution à la Commune, ne pouvait pas ne pas nous donner un livre sur Barras et son temps. [1]

Car Barras fut l’homme d’un temps et les historiens de la société française ont le droit et même le devoir de s’en souvenir au moins autant que les auteurs d’opérette.

    Barras est roi
    Lange est sa reine…

Il n’est pas bien sûr que Mlle Lange ait joué auprès de Barras le rôle d’importance que lui donne la chanson. Mais Barras, lors du Directoire, exerça, sur Paris et même sur la France, une manière de souveraineté qui a pu justifier le propos de la chanson. Non point que le personnage fut un bien grand politique. Mais on le tenait pour un habile général de guerre civile — côté de l’ordre — et on lui savait gré d’avoir, lors de la chute de Robespierre et de la révolte de la Commune, triomphé, bien que sans grand effort, des troupes commandées par cette brute empanachée d’Hanriot. Barras pouvait aussi s’attribuer la gloire d’avoir, le 13 vendémiaire, sauvé la Convention de l’insurrection royaliste. Et il avait ici doublement influencé le destin de son pays en s’attachant comme second, dans cette affaire, le général en disponibilité Bonaparte, inconnu la veille, célèbre le lendemain. Ce fut Barras encore qui maria le futur empereur avec l’une de ses belles amies, la veuve du général de Beauharnais. On ne saurait après ceci et cela méconnaître le rôle multiple que Barras joua dans son époque. Ne pouvait-il point dire : « Sans moi, Robespierre eût écrasé la Convention… Sans moi, ce petit intrigant de Bonaparte ne serait pas devenu l’empereur des Français ? » À celui qui l’avait tiré de l’ombre et de la disgrâce, Bonaparte consul, puis Napoléon empereur manifesta fort peu de gratitude. L’homme vraiment était trop méprisable pour qu’on lui donnât une place dans un gouvernement soucieux de probité. Sans doute, l’Empereur prit Fouché et Talleyrand, mais ceux-ci avaient servi le coup d’État de brumaire et ils avaient des talents. Barras fut le seul à conserver cette illusion qu’il y avait en lui l’étoffe d’un homme d’État. Il se plaignait de l’oubli où le laissait l’Empereur, et même il s’en vengea. Dans les Mémoires qui furent publiés sous son nom, il y a des pages atroces sur Joséphine qui passait pour avoir été sa maîtresse. Cela, Barras ne l’affirme point, mais ne le nie point davantage. Il dit bien pire d’ailleurs. Mais, comme ces Mémoires ne sont point en définitive de la plume de Barras, il ne faut peut-être pas attribuer à leur signataire la responsabilité de tout ce qu’on lui fit écrire après sa mort.

Oublié sous l’Empire, surveillé sous la Restauration, Barras dut se contenter de vivre, hors de la scène publique, des richesses qu’il avait accumulées sous la Révolution. Sur la fin de sa vie — nous rappelle M. Henri d’Alméras — le Dr Cabarrus, qui donnait ses soins à l’ancien directeur, lui présenta un jeune écrivain en route pour la célébrité : Alexandre Dumas. Barras, septuagénaire, vivait alors avec un certain faste dans un hôtel portant le numéro 76 de la rue de Chaillot. Une douzaine de domestiques le servaient et, sur son ordre, l’appelaient : Citoyen général. Le citoyen général, l’ancien Alcibiade du Directoire, n’était plus qu’un vieillard impotent et goutteux qu’on roulait en voiture et que coiffait jour et nuit une casquette à oreilles cerclée d’une bande de fourrure. Ses visiteurs ne le voyaient qu’à table où il continuait à recevoir de nombreux convives et où la chère était renommée bien que l’hôte lui-même ne pût s’alimenter qu’avec du jus de viande. Mais il lui restait de l’esprit.

Alexandre Dumas dîna plusieurs fois chez Barras qui lui fit cette confidence où il exprimait toute sa rancune contre les êtres et les événements de son époque : « Jeune homme, n’oubliez pas ce que vous dit un vieux républicain ; je n’ai que deux regrets, je devrais dire deux remords… J’ai le double regret d’avoir renversé Robespierre par le 9 thermidor et élevé Bonaparte par le 13 vendémiaire. »

Le 29 janvier 1829, le Dr Cabarrus fit prier Dumas de passer chez lui au début de l’après-midi. Le jeune écrivain fut exact au rendez-vous et Cabarrus lui annonça :

— Barras mourra aujourd’hui. Voulez-vous le voir une dernière fois ?

Ils montèrent en voiture et arrivèrent à Chaillot où le valet de chambre les introduisit tristement auprès de son maître. Barras, couché sur son lit, coiffé de sa casquette, accueillit ses visiteurs avec gaîté.

— Eh ! oui, leur dit-il, vous me trouvez riant tout seul. Mais il n’en est pas moins certain que je mourrai ce soir.

Et se tournant vers Dumas :

— Entendez-vous, jeune homme ? Ce soir je souperai chez Pluton.

— Mais pourquoi riez-vous ? demanda Cabarrus, saisi et presque offusqué de cette gaîté macabre.

— Je ris, répondit Barras, parce que je réserve un tour de ma façon aux gens qui nous gouvernent. Ils sont à l’affût de ma mort. Ils guettent mes papiers. Or, depuis ce matin, je suis en train d’apposer des cachets de cire sur une trentaine de cartons. Et savez-vous ce qu’ils renferment, ces cartons ? Mes notes de blanchisseuse depuis 1793.

Le soir, à 11 heures, Barras mourut paisiblement. Tous les documents, les notes dont par la suite on a fait ses Mémoires avaient été mis à l’abri. Rédigés par Rousselin de Saint-Albin dans leur plus grande partie, ces Mémoires, dont M. Henri d’Alméras nous refait l’historique, furent publiés en 1895 par Georges Duruy.

Mais ce n’est point comme mémorialiste que Barras a laissé son nom dans l’histoire. Sous les hochets de ses fonctions directoriales, avec cette singulière coiffure empanachée qui ressemblait à un chapeau de polichinelle, Barras, entre son collègue bossu Larevellière-Lépeaux et Reubell que Siéyès accusait d’emporter les bougies dans ses poches au sortir des séances, fut le roi de cette France en folie qui sortait de la France en terreur. Il disparut de la scène politique et même des tréteaux parisiens quand Bonaparte estima que le destin du pays ne se situait pas nécessairement entre le bal et la guillotine.


Albéric Cahuet.
  1. Albin Michel, édit.