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— Madame pourra lire les nouvelles. Ça la distraira. On parle de personnes que Madame connaît.

Languissamment, Geneviève déplie le Petit Écho du Rouergue. Il n’est pas très intéressant, ce pauvre Petit Écho où le Dr Bausset étale sa prose. Les titres des articles n’annoncent rien d’extraordinaire. « Souhaits aux lecteurs … Le temps qu’il fait et le temps qu’il fera … Le bilan d’une année »

Renaude sourit, les mains croisées sur son ventre plat. Elle sait ce que la chère malade va trouver dans la colonne du journal où l’on fait part des mariages et des naissances, sous la rubrique : « Heureux événements. »

Et Geneviève lit :

« Nous apprenons le mariage très prochain d’une de nos compatriotes, Madame Laborderie, née Marie-Jeanne Gaillac, d’Espalion, fondatrice des Laiteries de Saint-Privat (Corrèze), avec Monsieur Bertrand de l’Espitalet, le sympathique propriétaire de la Sarrasine (Corrèze). Tous nos vœux aux futurs époux. »



III


Le fleuve de feu l’emporte, et dans ce fleuve dont le grondement la rend sourde, la rend folle, il y a des courants glacés qui la font crier quand ils passent sur sa peau. Alors, elle se prend à grelotter et ses dents claquent dans sa bouche qui s’entr’ouvre avec un halètement continu. Une vague. Encore une vague. Les reins meurtris aux pointes des rochers. Les oreilles crevées par l’immense rumeur du fleuve embrasé. Le front devenu pierre brûlante. Il entraîne en arrière la tête vacillante qui ne se relèvera jamais plus, à cause de ce plomb fondu que Renaude a versé dedans. Et c’est aussi Renaude qui a mis, sous les paupières à vif de Geneviève, des choses qui tournent : rosaces multicolores, soleils, feux d’artifice, marbrures bariolées arrachées aux revers des vieux livres… Cela tourne, tourne, s’éteint, se rallume et se consume pour renaître, dans le noir où bondit en rugissant le fleuve de feu.

« Je veux dormir… Donnez-moi quelque chose qui me fasse dormir… Docteur !… Maman !… Dormir… Soif… »

Une cuiller glisse entre les lèvres desséchées.

— Allons, madame, buvez. Cette bonne potion vous endormira…

— Maman…

— Elle délire tout à fait, dit Renaude à l’albinos.

— Elle vous prend pour sa mère. Pauvre dame ! Ses yeux me font peur…

Renaude élève sa voix impérative :

— Calmez-vous. Dormez. Taisez-vous. Le sommeil viendra.

— Plus penser… Reposer… Maman, tu es là ?

— C’est moi, Renaude, qui vous soigne. Soyez bien sage et…

Geneviève se débat en criant :

— Ne me faites pas de mal.

— Sa tête s’en va, dit l’albinos effrayée.

— Dire qu’elle est comme ça depuis ce matin ! Ça l’a prise pendant qu’elle lisait le journal. Tout d’un coup, pouf, sur l’oreiller. Une espèce de crise de nerfs. Je croyais qu’elle exagérait pour se rendre intéressante. Les malades aiment bien nous donner de ces comédies. Mais la fièvre a repris.

— Le docteur dit qu’elle a des points de congestion… Qu’est-ce que ça veut dire ?… Elle ne va pas mourir ?