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bête qui vous saute aux jambes. On voudrait l’oublier. Il est là. Il vous provoque. Les livres, le cinéma, les journaux… Et la vie qui est pire que les inventions des esprits malades.

— Qu’en savez-vous, qu’en voyez-vous ?

— Je n’ai pas, certainement, l’expérience de Madame qui connaît la vie de Paris, mais je sais que les hommes d’à présent sont des pourceaux et les femmes des chiennes. Voilà le monde d’aujourd’hui. Et les honnêtes gens sont des lâches. Ils s’indignent ou ils sourient, et ils passent. Aucun n’oserait prendre la bête à la gorge.

— Que faire ? dit Geneviève, presque effrayée par l’excitation de Renaude

— Châtier… terriblement ! Châtier les femmes qui se dévergondent. On devrait les fouetter en place publique, et puis les mettre en prison, au pain et à l’eau. Ça les calmerait.

— Toutes ne sont pas des vicieuses. Il y a des malheureuses.

— Des dégoûtantes.

— Jésus a été moins sévère que vous.

— Madame pense à sainte Madeleine et à la femme adultère. Ces deux évan¬ giles ont fait bien du mal.

— Comment la parole du Christ peut-elle faire du mal ?

— À celles qui ne la lisent que pour y trouver l’excuse de leur dérèglement.

Geneviève baissa la tête. La nuit précédente, à bout de forces, cherchant un secours qu’elle ne trouvait nulle part, elle avait rouvert le petit missel d’ivoire que Mme de l’Espitalet lui avait donné pour sa première communion. Elle y avait relu l’histoire de Madeleine et qu’il fut beaucoup pardonné à la pécheresse parce qu’elle avait beaucoup aimé.

Les dures paroles de Renaude dissipaient l’illusion qu’elle avait eue de mériter peut-être, dans sa souffrance, une miséricorde ineffable, de s’élever, un jour, par un lent effort, de l’amour humain à cet amour qui avait empli de ses baumes le cœur de la Magdaléenne, amour si doux, amour si fort qu’une seule goutte, tombée sur les pieds de Jésus, avait embaumé le monde pour des siècles.

« Renaude a raison. Madeleine se repentait. Est-ce que je me repens ? Est-ce que je regrette ma faute ? »

Non. Geneviève n’éprouvait ni repentir, ni regret sensible. Elle souffrait, mais sa souffrance n’était que le cri de son désir frustré, la faim et la soif de son péché… Cette souffrance-là ne rachetait rien. Elle offensait la justice divine. Vaine était la prière de Geneviève. Dieu ne l’écouterait pas.

Cette nuit-là, elle eut encore un de ces paroxysmes de désespoir qui lui faisaient appeler la mort. Et la fièvre la reprit.

Les soins attentifs de Renaude lui devenaient intolérables. Elle avait besoin de serrer des mains amies, de se blottir dans une poitrine maternelle, aux bras d’une créature qui la consolerait sans l’interroger, rien qu’en l’aimant. Une profonde antipathie physique, qu’elle se reprochait comme une ingratitude honteuse, la hérissait lorsque Mlle Vipreux s’approchait d’elle. Cette fille si forte, au lieu de la soutenir, la brisait. Cette chrétienne, au lieu de la tourner vers Dieu, la rejetait vers la damnation. Toute espérance mourait au cœur transi de Geneviève sous le regard acéré des yeux grisâtres. Et elle se disait :

« Je suis mauvaise et méchante. »

Elle pensait à sa marraine. Celle-là, oui, l’aurait relevée et sauvée, si elle avait su…

« Ah ! qu’elle ne sache jamais ! »

Geneviève, en la chérissant, ne souhaitait pas revoir, avant bien des jours et des jours, l’amie vénérable qui portait le même nom que Bertrand, qui voyait la femme de Bertrand, qui en eût parlé avec une affection complaisante et dit peut-être,