Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 1.djvu/103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

guère les heureux et les puissants qui s’exilent, et la pauvreté ainsi que le malheur sont les meilleurs garants d’égalité que l’on connaisse parmi les hommes. Il arriva cependant qu’à plusieurs reprises de grands seigneurs passèrent en Amérique à la suite de querelles politiques ou religieuses. On y fit des lois pour y établir la hiérarchie des rangs, mais on s’aperçut bientôt que le sol américain repoussait absolument l’aristocratie territoriale. On vit que pour défricher cette terre rebelle il ne fallait rien moins que les efforts constants et intéressés du propriétaire lui-même. Le fonds préparé, il se trouva que ses produits n’étaient point assez grands pour enrichir tout à la fois un maître et un fermier. Le terrain se morcela donc naturellement en petits domaines que le propriétaire seul cultivait. Or, c’est à la terre que se prend l’aristocratie, c’est au sol qu’elle s’attache et qu’elle s’appuie ; ce ne sont point les priviléges seuls qui l’établissent, ce n’est pas la naissance qui la constitue, c’est la propriété foncière héréditairement transmise. Une nation peut présenter d’immenses fortunes et de grandes misères ; mais si ces fortunes ne sont point territoriales, on voit dans son sein des pauvres et des riches ; il n’y a pas, à vrai dire, d’aristocratie.

Toutes les colonies anglaises avaient donc entre elles, à l’époque de leur naissance, un grand air de famille. Toutes, dès leur principe, semblaient destinées à offrir le développement de la liberté, non pas la liberté aristocratique de leur mère-patrie, mais la liberté bour-