Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 2.djvu/281

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barie. Il leur est facile de le faire : les bornes du territoire d’un peuple chasseur sont mal fixées. Ce territoire d’ailleurs appartient à la nation tout entière et n’est précisément la propriété de personne ; l’intérêt individuel n’en défend donc aucune partie.

Quelques familles européennes, occupant des points fort éloignés, achèvent alors de chasser sans retour les animaux sauvages de tout l’espace intermédiaire qui s’étend entre elles. Les Indiens, qui avaient vécu jusque-là dans une sorte d’abondance trouvent difficilement à subsister, plus difficilement encore à se procurer les objets d’échange dont ils ont besoin. En faisant fuir leur gibier, c’est comme si on frappait de stérilité les champs de nos cultivateurs. Bientôt les moyens d’existence leur manquent presque entièrement. On rencontre alors ces infortunés rôdant comme des loups affamés au milieu de leurs bois déserts. L’amour instinctif de la patrie les attache au sol qui les a vus naître[1], et ils n’y trouvent plus que la misère et la mort. Ils se décident enfin ; ils partent, et suivant de loin dans sa fuite l’élan, le buffle et le castor, ils laissent à ces animaux sauvages le soin de leur choisir une nouvelle patrie. Ce

  1. Les Indiens, disent MM. Clark et Cass dans leur rapport au congres, p. 15, tiennent à leur pays par le même sentiment d’affection qui nous lie au nôtre ; et, de plus, ils attachent à l’idée d’aliéner les terres que le grand Esprit a données à leurs ancêtres certaines idées superstitieuses qui exercent une grande puissance sur les tribus qui n’ont encore rien cédé ou qui n’ont cédé qu’une petite portion de leur territoire aux Européens. « Nous ne vendons pas le lieu où reposent les cendres de nos pères », telle est la première réponse qu’ils font toujours à celui qui leur propose d’acheter leurs champs.