Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/219

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Dans les sociétés aristocratiques, les riches, n’ayant jamais connu un état différent du leur, ne redoutent point d’en changer ; à peine s’ils en imaginent un autre. Le bien-être matériel n’est donc point pour eux le but de la vie ; c’est une manière de vivre. Ils le considèrent, en quelque sorte, comme l’existence, et en jouissent sans y songer.

Le goût naturel et instinctif que tous les hommes ressentent pour le bien-être, étant ainsi satisfait sans peine et sans crainte, leur âme se porte ailleurs et s’attache à quelque entreprise plus difficile et plus grande, qui l’anime et l’entraîne.

C’est ainsi qu’au sein même des jouissances matérielles les membres d’une aristocratie font souvent voir un mépris orgueilleux pour ces mêmes jouissances, et trouvent des forces singulières quand il faut enfin s’en priver. Toutes les révolutions, qui ont troublé ou détruit les aristocraties, ont montré avec quelle facilité des gens accoutumés au superflu pouvaient se passer du nécessaire, tandis que des hommes qui sont arrivés laborieusement jusqu’à l’aisance, peuvent à peine vivre après l’avoir perdue.

Si, des rangs supérieurs, je passe aux basses classes, je verrai des effets analogues produits par des causes différentes.

Chez les nations où l’aristocratie domine la société, et la tient immobile, le peuple finit par s’habituer à la pauvreté comme les riches à leur opulence. Les uns ne se préoccupent point du bien-être matériel parce qu’ils