Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/284

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che à s’introduire dans la sphère supérieure, il lutte sans relâche contre l’effort qui vient d’en bas.

Tel est de nos jours l’état de l’Angleterre, et je pense que c’est à cet état qu’il faut principalement rapporter ce qui précède.

L’orgueil aristocratique étant encore très-grand chez les Anglais, et les limites de l’aristocratie étant devenues douteuses, chacun craint à chaque instant que sa familiarité ne soit surprise. Ne pouvant juger du premier coup d’œil quelle est la situation sociale de ceux qu’on rencontre, l’on évite prudemment d’entrer en contact avec eux. On redoute, en rendant de légers services, de former malgré soi une amitié mal assortie ; on craint les bons offices, et l’on se soustrait à la reconnaissance indiscrète d’un inconnu aussi soigneusement qu’à sa haine.

Il y a beaucoup de gens qui expliquent par des causes purement physiques cette insociabilité singulière et cette humeur réservée et taciturne des Anglais. Je veux bien que le sang y soit en effet pour quelque chose ; mais je crois que l’état social y est pour beaucoup plus. L’exemple des Américains vient le prouver.

En Amérique, où les priviléges de naissance n’ont jamais existé, et où la richesse ne donne aucun droit particulier à celui qui la possède, des inconnus se réunissent volontiers dans les mêmes lieux, et ne trouvent ni avantage ni péril à se communiquer librement leurs pensées. Se rencontrent-ils par hasard, ils ne se cherchent ni ne s’évitent ; leur abord est donc naturel, franc et ouvert ;