Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/500

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séparés par aucun privilége ; ils n'ont jamais connu la relation réciproque d'inférieur et de maître, et, comme ils ne se redoutent et ne se haïssent point les uns les autres, ils n'ont jamais connu le besoin d'appeler le souverain à diriger le détail de leurs affaires. La destinée des Américains est singulière : ils ont pris à l'aristocratie d'Angleterre l'idée des droits individuels et le goût des libertés locales ; et ils ont pu conserver l'une et l'autre, parce qu'ils n'ont pas eu à combattre d'aristocratie.

Si, dans tous les temps, les lumières servent aux hommes à défendre leur indépendance, cela est surtout vrai dans les siècles démocratiques. Il est aisé, quand tous les hommes se ressemblent, de fonder un gouvernement unique et tout puissant ; les instincts suffisent. Mais il faut aux hommes beaucoup d'intelligence, de science et d'art, pour organiser et maintenir, dans les mêmes circonstances, des pouvoirs secondaires, et pour créer, au milieu de l'indépendance et de la faiblesse individuelle des citoyens, des associations libres qui soient en état de lutter contre la tyrannie, sans détruire l'ordre.

La concentration des pouvoirs et la servitude individuelle croîtront donc, chez les nations démocratiques, non seulement en proportion de l'égalité, mais en raison de l'ignorance.

Il est vrai que, dans les siècles peu éclairés, le gouvernement manque souvent de lumières pour perfectionner le despotisme, comme les citoyens pour s'y dérober. Mais l'effet n'est point égal des deux parts.