Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/562

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Il n’y a qu’une seule fenêtre à laquelle pend un rideau de mousseline ; sur un foyer de terre battue pétille un grand feu qui éclaire tout le dedans de l’édifice ; au-dessus de ce foyer on aperçoit une belle carabine rayée, une peau de daim, des plumes d’aigles ; à droite de la cheminée est étendue une carte des États-Unis que le vent soulève et agite en s’introduisant entre les interstices du mur ; près d’elle, sur un rayon formé d’une planche mal équarrie, sont placés quelques volumes : j’y remarque la Bible, les six premiers chants de Milton et deux drames de Shakespeare ; le long des murs sont placés des malles au lieu d’armoires ; au centre se trouve une table grossièrement travaillée, et dont les pieds formés d’un bois encore vert et non dépouillé de son écorce semblent être poussés d’eux-mêmes sur le sol quelle occupe ; je vois sur cette table une théière de porcelaine anglaise, des cuillères d’argent, quelques tasses ébréchées et des journaux.

Le maître de cette demeure a les traits anguleux et les membres effilés qui distinguent l’habitant de la Nouvelle-Angleterre ; il est évident que cet homme n’est pas né dans la solitude où nous le rencontrons : sa constitution physique suffit pour annoncer que ses premières années se sont passées au sein d’une société intellectuelle, et qu’il appartient à cette race inquiète, raisonnante et aventurière, qui fait froidement ce que l’ardeur seule des passions explique, et qui se soumet pour un temps à la vie sauvage afin de mieux vaincre et de civiliser le désert.

Lorsque le pionnier s’aperçoit que nous franchissons le seuil de sa demeure, il vient à notre rencontre et nous tend la main, suivant l’usage ; mais sa physionomie reste rigide ; il prend le premier la parole pour nous interroger sur ce qui arrive dans le monde, et quand il a satisfait sa curiosité, il se tait ; on le croirait fatigué des importuns et du bruit. Nous l’interrogeons à notre tour, et il nous donne tous les renseignements dont nous avons besoin ; il s’occupe ensuite sans empressement, mais avec diligence, de pourvoir à nos besoins. En le voyant ainsi se livrer à ces soins bienveillants, pourquoi sentons-nous malgré nous se glacer notre reconnaissance ? c’est que lui-même, en exerçant l’hospitalité, semble se soumettre à une nécessité pénible de son sort : il y voit un devoir que sa position lui impose, non un plaisir.