Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/564

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Si on met de côté tous ceux qui ne pensent point et ceux qui n’osent dire ce qu’ils pensent, on trouvera encore que l’immense majorité des Américains paraît satisfaite des institutions politiques qui la régissent ; et, en fait, je crois qu’elle l’est. Je regarde ces dispositions de l’opinion publique comme un indice, mais non comme une preuve de la bonté absolue des lois américaines. L’orgueil national, la satisfaction donnée par les législations à certaines passions dominantes, des événements fortuits, des vices inaperçus, et plus que tout cela l’intérêt d’une majorité qui ferme la bouche aux opposants, peuvent faire pendant longtemps illusion à tout un peuple aussi bien qu’à un homme.

Voyez l’Angleterre dans tout le cours du dix-huitième siècle. Jamais nation se prodigua-t-elle plus d’encens ; aucun peuple fut-il jamais plus parfaitement content de lui-même ; tout était bien alors dans sa constitution, tout y était irréprochable, jusqu’à ses plus visibles défauts. Aujourd’hui une multitude d’Anglais semblent n’être occupés qu’à prouver que cette même constitution était défectueuse en mille endroits. Qui avait raison du peuple anglais du dernier siècle ou du peuple anglais de nos jours ?

La même chose arriva en France. Il est certain que sous Louis XIV, la grande masse de la nation était passionnée pour la forme du gouvernement qui régissait alors la société. Ceux-ci se trompent grandement qui croient qu’il y eut abaissement dans le caractère français d’alors. Dans ce siècle il pouvait y avoir à certains égards en France servitude, mais l’esprit de la servitude n’y était certainement point. Les écrivains du temps éprouvaient une sorte d’enthousiasme réel en élevant la puissance royale au-dessus de toutes les autres, et il n’y a pas jusqu’à l’obscur paysan qui ne s’enorgueillît dans sa chaumière de la gloire du souverain et qui ne mourût avec joie en criant : Vive le roi ! Ces mêmes formes nous sont devenues odieuses. Qui se trompait des Français de Louis XIV ou des Français de nos jours ?

Ce n’est donc pas sur les dispositions seules d’un peuple qu’il faut se baser pour juger ses lois, puisque d’un siècle à l’autre elles